Géopolitique des religions. Rencontre au sommet entre le souverain pontife et le grand ayatollah de Najaf
Par Maxime Onfray
« Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », prophétisait André Malraux. En France, le facteur religieux a été quelque peu délaissé par la recherche pendant des décennies du fait de son renvoi au passé, voire à une forme d'obscurantisme rappelant l'Ancien Régime. Toutefois, selon les historiens Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, il fait partie des « forces profondes » agissant sur les évènements, à l'instar du sentiment national, de la géographie ou des conditions démographiques [1].
Malgré cette perte d'intérêt, les religions ont continué à jouer un rôle dans les relations internationales, que ce soit activement avec, par exemple, le rôle du pape Jean-Paul II en Pologne dans les années 1980, ou de façon plus indirecte avec l'attrait pour l'évangélisme, vecteur de sociabilisation, au Brésil ou en Afrique de l'Ouest depuis plusieurs décennies.
De nos jours, certaines articulations existent entre le religieux et le politique. En Inde, il y a une identification précise entre l'hindouisme et le sentiment national indien, autour du concept d'hindutva, mis en avant par le Premier ministre Narendra Modi. En Hongrie et en Pologne, un lien existe aussi entre les partis actuellement au pouvoir et la religion catholique qu'ils considèrent comme l'un des facteurs de l'identité nationale.
Dans le cas de l'État de la Cité du Vatican, le spirituel et le temporel reposent sur la personne du Pape, chef de la communauté catholique. Bien qu'il soit le plus petit État du monde, le Vatican dispose d'un soft power puissant. Le souverain pontife peut s'appuyer sur près de 1,3 milliard de fidèles dans le monde et d'un réseau diplomatique particulièrement bien déployé.
Du côté du chiisme, si le clergé est hiérarchisé, il n'existe pas d'équivalent au Pape. Le grand ayatollah Ali al-Sistani est vu comme étant l'un des chiites les plus influents au monde et fut même en lice pour le prix Nobel de la Paix en 2005 et 2014 pour ses efforts de promotion du dialogue et de la paix au Moyen-Orient. Contrairement à l'ayatollah Ruhollah Khomeini qui prônait une immixtion du religieux dans le politique, Sistani est quiétiste : pour lui, les deux entités doivent être séparées.
Une rencontre sous le signe du dialogue interreligieux
« Un voyage pour l'histoire » [2]. C'est ainsi que le quotidien La Croix a qualifié le déplacement, le 6 mars 2021, du pape François en Irak pour y rencontrer Ali al-Sistani. Ce dernier a particulièrement œuvré pour le dialogue, notamment en Irak, entre les différentes communautés religieuses et/ou culturelles. De son côté, François a fait du dialogue interreligieux l'une des pierres angulaires de son action. En février 2016, il rencontra le patriarche orthodoxe Kirill, après mille ans de séparation entre les deux Églises. En février 2019, il signa une déclaration commune avec Ahmed al-Tayeb, imam sunnite de la prestigieuse université al-Azhar, visant à respecter la « liberté de croyance, de pensée, d'expression et d'action ». Un an plus tard, c'est donc avec le « numéro un informel » du chiisme que le souverain pontife s'est entretenu.
Ce déplacement en Irak est peu surprenant si l'on regarde de près tous les voyages du pape François. À l'instar de Jean-Paul II, il a permis le développement d'une pastorale mondialisée en se rendant aux quatre coins du monde. Par ailleurs, nous pouvons souligner une certaine sollicitude de François pour les marges, en se rendant relativement peu en Europe.
C'est au travers de ses multiples déplacements qu'il a acquis une image de médiateur, avec des fortunes diverses. S'il a connu un certain succès à Cuba, avec le rapprochement des diplomaties étasunienne et cubaine, ou au Mozambique, en 2016, avec la mise en place d'un dialogue entre le Gouvernement et un ancien mouvement rebelle armé (la Renamo, Résistance nationale du Mozambique), son action n'a pas eu l'effet escompté au Vénézuela, lors de la crise de 2019 et dans la résolution du conflit israélo-palestinien.
En Irak, l'invasion étasunienne de 2003 et l'effondrement du régime de Saddam Hussein qui s'en suivit ont mis au grand jour la fragmentation religieuse et culturelle du pays. À l'heure actuelle, 77% des Irakiens seraient chiites et 17% sunnites. D'un point de vue démographique, le pays compte 88% d'Arabes et 11% de Kurdes. C'est dans ce contexte que se situent les actions d'Ali al-Sistani.
Son influence est notable parmi les Irakiens. En 2014, alors que les troupes de l'État islamique étaient en possession d'un tiers du territoire irakien, il appela la population au jihâd contre les takfiri (les « excommunicateurs », surnom donné aux soldats de l'EI) pour défendre la capitale, Bagdad, et la ville sainte de Karbala. C'était la première fois depuis un siècle qu'une telle décision fut prise par un haut dignitaire chiite [3].
Il faut dire que cette branche minoritaire de l'islam est relativement isolée sur la scène internationale. Tout d'abord, elle n'est majoritaire qu'en Irak, en Iran, en Azerbaïdjan et à Bahreïn. Ensuite, la révolution iranienne de 1978-79 et les attentats au nom du chiisme qui ont suivi en Europe ont terni son image. Enfin, l'isolement diplomatique de l'Iran, qui se veut le fer de lance du chiisme, a indubitablement eu un impact sur la communauté.
Les liens entre Téhéran et les autorités chiites d'Irak sont fins, contrairement à diverses théories qui font de l'ancienne Mésopotamie un « État-satellite » de l'Iran. Nous l'avons mentionné plus tôt, l'ayatollah Sistani rejette le Velayat-e faqih (« gouvernement des clercs ») en place en Iran et préfère une séparation stricte du politique et du religieux. Néanmoins, la présence de milices paramilitaires dirigées par l'Iran, notamment par les Pasdarans (les gardiens de la Révolution), rend réelle l'influence iranienne dans le pays.
Les conséquences de cette rencontre
Tout d'abord, avec la mise au ban de l'Iran sous la présidence Trump, cette rencontre peut permettre au chiisme de s'affranchir de la tutelle informelle iranienne et d'apparaître comme une entité pleinement indépendante sur la scène internationale. Par ailleurs, l'ayatollah Sistani a l'habitude de rencontrer des délégations ou des autorités, notamment des Nations Unies, mais il ne reçoit jamais de chef d'État. La rencontre spirituelle avec le souverain pontife (une première pour un Pape dans un pays musulman à majorité chiite) peut donc permettre à cette branche minoritaire de l'islam d'obtenir une forme de reconnaissance. À noter, l'instabilité gouvernementale (quatre Premiers ministres en sept ans) rend difficile le dialogue et la reconstruction du pays, meurtri par les exactions de l'État islamique. Le politique ne semble donc pas en mesure d'apparaître comme un soutien de Sistani dans ses actions.
La question des chrétiens d'Orient ressurgit avec ce déplacement du souverain pontife. En effet, s'ils représentaient un habitant sur quatre au Moyen-Orient au début du XXe siècle, leur part est désormais tombée à un sur trente [4]. En Irak, leur proportion est passée de 6% à 1% en vingt ans [5]. Minoritaires dans tous les États de la région, ils font parfois l'objet de persécutions. En outre, la défaite de l'Arménie (majoritairement chrétienne) contre l'Azerbaïdjan dans le conflit pour le Haut-Karabakh et la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée, en 2020, sont autant d'autres plaies récentes pour les chrétiens d'Orient. La venue du Pape est ainsi vue comme un vecteur d'espérance et de consolation, selon les dires de plusieurs croyants qui ont pu assister à la messe papale à Erbil [6].
De son côté, François va pouvoir bénéficier d'un renforcement de son image de chantre du dialogue interreligieux. C'est dans ce sens qu'il s'est rendu dans la cité millénaire d'Ur, lieu de naissance, selon la Bible, du prophète Abraham, figure iconique commune aux trois religions monothéistes. De plus, en allant à Qaraqosh, autre cité antique, dont l'église de l'Immaculée-Conception a été partiellement incendiée par l'État islamique, mais remise en état depuis, le pape a pu se vêtir des vêtements du souverain thaumaturge, pansant les plaies psychologiques des croyants.
Enfin, conséquence peut-être la plus évidente, mais certainement la plus difficile à mettre en œuvre : un appel à la pacification des conflits. C'est dans ce sens que François s'est exprimé en arrivant en Irak : « Assez de violences, d'extrémismes, d'intolérances. [...] Que se taisent les armes ! Que la diffusion en soit limitée, ici et partout ! »
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La visite du pape François à l'ayatollah Sistani, le 6 mars 2021, s'inscrit dans une dynamique commune de diplomatie et de dialogue interreligieux. Si le souverain pontife a acquis l'étiquette de médiateur grâce à une certaine réussite dans les dossiers cubain et mozambicain, Ali al-Sistani dispose d'une influence notable parmi les Irakiens et fait figure de « numéro un informel » du chiisme mondial.
Cette première visite d'un Pape en Irak pourrait permettre aux chiites d'obtenir une reconnaissance mondiale et de devenir un interlocuteur à part entière. Par ailleurs, elle consolide l'image d'un François en faveur du rapprochement des religions et pansant les plaies psychologiques des croyants. Enfin, elle aspire à une diminution, voire un arrêt, des conflits et des persécutions, notamment à l'égard des chrétiens d'Orient.
[1] RENOUVIN P. et DUROSELLE J-B., Introduction à l'histoire des relations internationales, 1964.
[2] « Le pape François en Irak, un voyage pour l'histoire », La Croix, 7 mars 2021.
[3] LUIZARD P-J., Chiites et sunnites. La Grande discorde en 100 questions, 2017.
[4] MARTINY D., La Fin des chrétiens d'Orient ?, documentaire, ARTE, 2016.
[5] « Le pape François dans le nord de l'Irak, sur les terres meurtries par les djihadistes », Le Monde, 7 mars 2021.
[6] « À Erbil, le pape François célèbre la plus grande messe de sa visite en Irak », France 24, 7 mars 2021.