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Géopolitique de l'armement : évolutions et mécanismes

20/07/2021

Meggie Coppin et Marion Hastings, co-responsable de la Commission Sécurité & Défense internationales de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, se sont entretenues avec Emma Soubrier, chercheuse invitée à l'Arab Gulf States Institute à Washington et chercheuse associée au centre Michel de l'Hospital de l'Université de Clermont.

Comment citer cet entretien :

Emma Soubrier, « Géopolitique de l'armement : évolutions et mécanismes », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Juillet 2021. URL : cliquer ici


© pixabay.com
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IEGA - On voit que les pays acheteurs mènent et obtiennent des offsets, aussi appelées compensations industrielles, lors de la signature de contrats d'armement. Qu'il s'agisse de formation, d'investissements directs ou de transfert(s) de technologie, ces politiques d'offsets semblent de plus en plus « agressives » dans les négociations. Le sont-elles vraiment ? Les pays exportateurs ne sortent-ils pas perdants ? Qu'ont-ils réellement à y gagner ?

Emma Soubrier - Il est tout à fait exact que les pays importateurs, en particulier dans la région du Golfe, sont devenus de plus en plus exigeants dans les compensations associées aux contrats d'armement qu'ils signent. Ces offsets peuvent prendre plusieurs formes (exigence de production partielle ou totale des équipements dans l'État client, transfert de compétences et/ou de technologies, autres investissements locaux ou arrangements commerciaux sans lien apparent avec la défense...). Dans de nombreux pays et de manière croissante, ces politiques de compensations ont été liées à des stratégies d'autonomisation passant par le développement d'une base industrielle et technologique de défense (BITD) locale. C'est ce que l'on observe notamment aux Emirats arabes unis (EAU) et - dans une moindre mesure et plus récemment - en Arabie saoudite.

Je ne suis pas certaine que qualifier ces politiques d'offsets évolutives d'« agressives » soit le terme le plus approprié. À mon sens, au moins dans les pays qui sont au cœur de mes recherches, elles ont surtout gagné en cohérence. Elles se sont en réalité affermies du fait qu'elles font désormais justement partie d'un système et d'une stratégie bien définis. Pour reprendre le cas des EAU, par exemple, il y avait déjà une politique d'offsets très contraignante pour les entreprises étrangères dès le début des années 1990, ayant pour vocation à participer à la diversification économique du pays. Mais ce n'est qu'après un net progrès dans son institutionnalisation et sa rationalisation que cette politique a commencé à poser de vraies colles aux pays exportateurs car elle menait désormais à la création d'une BITD pouvant devenir concurrente.

Se poser la question de savoir si les pays exportateurs sortent perdants de cette réalité et de « ce qu'ils ont réellement à y gagner » suppose qu'ils sont en position de force dans les marchés d'armement. Or, ce que montrent ces politiques d'offsets de plus en plus exigeantes des pays importateurs, entre autres marqueurs, c'est que nous sommes aujourd'hui dans un marché d'armement international déterminé par les acheteurs (buyer's market) et non par les vendeurs. 

Les pays du Golfe l'ont bien compris et ils tirent avantage du fait que le monde entier cherche à leur vendre des équipements pour faire monter les enchères en termes de compensations, notamment. 

Les pays exportateurs peuvent décider de ne pas jouer le jeu, bien entendu, mais ils n'ont pas beaucoup de leviers d'action.

À quoi est dû ce changement dans le rapport de force ? D'ailleurs, est-ce un changement ou en a-t-il toujours été ainsi dans les marchés d'armement ?

En prenant l'exemple des pays du Golfe, on peut voir une inversion des dynamiques de dépendance et d'influence entre acheteurs et vendeurs. Les pays du Golfe exprimaient un besoin important d'acheter des armes, pas seulement afin de parfaire leur arsenal militaire puisqu'il s'agissait aussi d'un investissement économique et politique pour obtenir le soutien des pays fournisseurs en investissant dans leur complexe militaro-industriel. C'était notamment la logique de la relation entre l'Arabie saoudite et les États-Unis. Le rapport de force a évolué parce qu'aujourd'hui on peut considérer que les acheteurs ont moins besoin d'acheter à leurs partenaires traditionnels (États-Unis, France, Royaume-Uni), que ces derniers n'ont besoin de vendre leurs matériels. Rappelons que dans le contexte post-guerre froide, on a assisté à une forte réduction des budgets de défense dans les pays européens. La contraction des budgets a augmenté l'importance, relativement, des exportations pour maintenir la BITD, d'autant plus tournée vers les marchés à l'export. La région du Golfe, principale destinatrice en termes d'exportation d'armement, est devenue un aimant encore plus attractif pour les industriels de défense du monde entier. On a également assisté à une multiplication des vendeurs, avec l'arrivée de pays comme la Turquie, la Chine, le Brésil, ou encore l'Afrique du Sud, ce qui accroit également le buyer's market

Il y a une grande offre d'armement et une demande qui a tendance à stagner. Le paysage du marché d'armement a donc véritablement changé, sous l'impulsion de nouveaux acteurs et les changements de la demande en interne des exportateurs traditionnels, où, au sein même de l'écosystème national de chacun de ces pays, il y a un besoin d'exporter beaucoup plus prégnant qu'avant.

L'une des sanctions privilégiées de la communauté internationale contre l'un de ses membres est l'embargo sur les armes. Aujourd'hui, avec une diversification et une intégration de nouveaux acteurs, souvent révisionnistes (Russie, Chine...) sur le marché mondial de l'armement, cette mesure punitive est-elle toujours utile ?

En théorie, cette mesure pourrait très certainement être utile... si elle était respectée par l'ensemble des pays exportateurs et appliquée à l'ensemble des pays importateurs violant le droit international. En pratique, néanmoins, la plupart des États fournisseurs (pas seulement la Russie et la Chine) l'applique très rarement, ou uniquement dans des cas à faibles enjeux, dans lesquels le potentiel de vente était de toute façon limité. C'est en tout cas ce qu'a mis au jour un programme de recherche de la World Peace Foundation intitulé « Industries de défense, politique étrangère et conflits armés », financé par la Carnegie Corporation de New York, auquel je participe. Le projet consiste à explorer la question de l'impact de l'irruption de conflits armés, en particulier ceux qui entraînent des violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire, sur la propension des principaux exportateurs à fournir des armes à un État client où a lieu le conflit, ou qui l'implique. Les résultats sont assez édifiants. 

Il n'y a pas de cas précis dans lequel le déclenchement d'une guerre a entraîné l'arrêt des ventes d'armes par un grand exportateur. 

En fait, les quelques cas où des embargos sur les armes sont déclarés semblent correspondre à des situations où les fournisseurs (occidentaux) avaient de toute façon peu d'opportunités de vente au préalable ou de mauvaises relations politiques. Cette remarque mène au deuxième point problématique de cette mesure punitive : elle n'est pas appliquée à tous. Il n'y a ainsi pas eu d'embargo sur les armes déclaré pour les pays du Golfe participant au conflit au Yémen en dépit de nombreuses violations du droit international - pas plus qu'il n'y a eu d'embargo sur les armes déclaré pour l'Egypte après les événements de l'été 2014, par exemple. Ceci tient à ce que les facteurs liés à la demande d'un pays importateur (PIB, budgets de défense et volume des marchés d'armement en général) sont « les éléments les plus déterminants dans le choix d'un pays exportateur de fournir des armes à ce pays ou non » (une autre des conclusions de la première phase de notre projet).

Les embargos sur les armes seraient donc avant tout des mesures cosmétiques et fondamentalement politiques ? Se dirige-t-on vers la fin de cette pratique dans ce cas ?

Non, je ne pense pas que l'on se dirige vers la fin de cette pratique, pour la simple et bonne raison qu'il s'agit d'un outil politique au même titre qu'un autre, comme les sanctions économiques et financières contre certains États. Le même constat s'applique également. Il ne s'agit pas de dire que ces sanctions ne sont pas justifiées, mais en réalité, elles ne sont pas appliquées à tous. De plus, il existe une littérature de plus en plus fournie sur le fait que ces sanctions ont, en réalité, une efficacité limitée, constat particulièrement vrai pour les sanctions économiques et qu'elles sont, par ailleurs, appliquées à la carte selon des lignes politiques prédéfinies ; tous les acteurs n'ayant pas le même risque de se voir imposer ce genre de sanctions selon les relations entretenues avec les pays décidant de ces mesures. Ce système de sanctions à la carte permet en fait d'entretenir des équilibres préexistants, il est donc inégal et il n'est même pas certain qu'il soit efficace. Pour autant, les limites de ces outils ne signifient pas forcément que l'on se dirige vers la fin de leur utilisation. 

À mon sens, en particulier pour l'embargo sur les armes, il s'agit d'un outil qui, s'il était vraiment appliqué, pourrait être véritablement utile, si appliqué indistinctement de l'État concerné et des enjeux politiques sous-jacents. 

Il existe tellement de possibilités de contournement de cette mesure, qu'elle en est finalement dénaturée. Pour être particulièrement efficace, il faudrait notamment qu'elle soit appliquée selon les mêmes règles par un maximum de pays exportateurs, dans le prolongement et en renforcement du Traité sur le commerce des armes entré en vigueur en décembre 2014.

Aujourd'hui la rétro-ingénierie est une pratique courante, notamment dans les pays acheteurs qui ont pour ambition de développer leur propre complexe militaro-industriel (CMI). Mais ces projets de rétro-ingénierie flirtent avec la protection de la propriété intellectuelle et se font au détriment des pays exportateurs. Aussi, peut-on imaginer une régulation, un contrôle, voire une interdiction de ces pratiques de rétro-ingénierie ? Le faire ne reviendrait-il pas finalement à nier à ces pays le droit à leur autonomie stratégique en matière d'armement ?

Il est important de différencier deux cas de figures ici. La question épineuse de la rétro-ingénierie n'intervient généralement pas lorsqu'un pays achète directement des matériels à un exportateur, car ces sujets sont précisément couverts par le volet des compensations industrielles, qui peuvent prendre la forme de transferts de compétences et de technologies (dans des limites définies par les signataires). Dans ce cas, charge à l'État fournisseur d'évaluer le rapport coûts/bénéfices à l'exportation de matériel, y compris sur ce point technologique. La crainte que des pays - et même des acteurs non-étatiques - développent de nouvelles technologies par le biais de la rétro-ingénierie intervient en réalité dans un second cas de figure où les armements n'ont pas été volontairement et directement livrés par le pays exportateur. Ce sujet a notamment été débattu après qu'une enquête de CNN début 2019 a mis en lumière que l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis avaient transféré de l'équipement militaire américain à des combattants liés à al-Qaïda, à des milices salafistes et d'autres factions yéménites. Ces arsenaux avaient fini, sur le terrain, entre les mains des Houthis, faisant craindre aux États-Unis que l'Iran ne fasse de la rétro-ingénierie sur eux. Il faut rappeler qu'il existe des régulations pour empêcher de se retrouver dans de telles situations, comme l'existence de contrats de licence utilisateur final sur les armements - lesquels ont été enfreints ici. Pour revenir à votre question et en l'appliquant aux limitations sur les transferts de technologies qui reviendrait à nier aux pays importateurs le droit à une autonomie stratégique, non seulement il ne m'apparaît pas que ce soit l'enjeu le plus prégnant (celle d'un contrôle accru sur l'utilisateur final l'est bien davantage), mais la question sous-entend que les États cesseraient d'acheter s'ils arrivaient à produire localement les mêmes technologies que celles qui leur sont vendues. Or, ce postulat est loin d'être certain. Il y a de nombreuses dimensions politiques et stratégiques aux ventes d'armes qui assurent leur pérennité à court-moyen terme, en particulier dans la région du Golfe.

La nouvelle administration américaine Biden a pris la décision de suspendre les ventes d'armes à l'Arabie Saoudite, numéro un de l'importation d'armement au niveau mondial. Les États-Unis étant le partenaire principal des Saoudiens, l'Arabie saoudite va-t-elle diversifier ses partenariats avec d'autres pays exportateurs d'armes ? Quels pays exportateurs pourraient bénéficier de ce « vide » laissé par les États-Unis ?

La décision de la nouvelle administration américaine de suspendre les contrats d'armement avec l'Arabie saoudite, de manière extrêmement temporaire (il est question que ceux-ci reprennent intégralement ou en partie sous peu), était surtout un message politique, une déclaration ferme que l'administration Biden n'est pas l'administration Trump. 

À ce stade, néanmoins, il semble possible que ces effets d'annonce ne soient suivis que de peu d'actions concrètes. 

Le flou entretenu sur ce que l'on qualifie de matériels offensifs ou défensifs pointe dans cette direction, par exemple (le Président Biden a déclaré que serait suspendue toute exportation de « matériel offensif » à l'Arabie). C'est le premier point à garder en tête. L'autre point est qu'il n'est pas certain que le Royaume saoudien cherche à diversifier immédiatement ses sources d'approvisionnement - notamment parce que la pandémie et la chute des cours du pétrole a affecté l'ensemble de ses budgets, ce qui pourrait se ressentir dans ses importations d'armement et parce qu'il cherche à sortir du bourbier yéménite. La question pourrait donc être caduque. Cela n'a bien sûr pas empêché Riyad d'agiter le spectre d'un recours à Moscou pour sa défense anti-missile face à une situation de blocage avec Washington - il s'agit là d'une stratégie saoudienne assez classique, pour faire peur au partenaire américain et qui n'a jamais été suivie d'actions conséquentes en la matière. En fait d'un grand tournant annoncé, on assiste donc à une situation de confrontation de narratifs et de déclarations sans réel changement de la relation bilatérale entre les deux États.

Le 28 janvier 2019, lors d'une visite officielle du président Macron en Égypte, celui-ci s'est attiré les foudres du président égyptien au sujet des droits de l'homme. En conséquence, l'attaché d'armement français a été convoqué et l'Égypte a mis fin à la relation d'armement privilégiée avec la France. Inaugurée en 2015 par Jean-Yves Le Drian, celle-ci avait pourtant permis la vente de quatre corvettes Gowind Combat, deux Mistral, deux frégates FREMM et vingt-quatre Rafale. Dès lors, vers quels partenaires s'est tournée l'Égypte ? Un an après, quel bilan tire-t-on du côté français ?

Le cas égyptien est intéressant car la relation bilatérale de défense inaugurée en 2015 par Jean-Yves Le Drian, comme vous le soulignez, est en fait un cas d'école où la France s'est engouffrée dans une brèche ouverte par une prise de distance américaine vis-à-vis de l'Egypte après les événements de l'été 2014 (coup militaire et répression sanglante des manifestants liés aux Frères musulmans soutenant le Président Morsi). Il est bon de rappeler que la France était quasi-inexistante sur les marchés d'armement égyptiens avant 2015. La France représente 2,3% des importations égyptiennes sur la période 2010-2014 et bondit à 35,2% sur la période 2015-2019. Pendant ce temps, la part des États-Unis passe de 46,9% à 14,9% (chiffres du SIPRI comptabilisant les livraisons de matériels). Ce que ceci signifie est que la période 2015-2019 représente plus l'exception que la règle dans le cas de la relation entre Paris et Le Caire. Pour répondre à votre question, toutefois : l'Egypte s'est tournée vers son partenaire traditionnel, les États-Unis et son nouveau partenaire, la Russie. En 2020, on a vu la relation traditionnelle du Caire avec Washington repartir (2,9 milliards de dollars de contrats annoncés, notamment pour des hélicoptères d'attaque Apache) et celle avec Moscou continuer (en particulier avec un contrat pour des avions de chasse Sukhoi 35). Les parts russes dans les marchés d'armement égyptiens sont passées de 10,3% sur la période 2005-2009 à 36,7% sur la période 2010-2014 et se sont maintenus sur la période 2015-2019, à 34,2%. C'est un point intéressant car cela dénote une nouvelle tendance à adopter la stratégie de diversification des partenariats qui a été jusqu'à présent et depuis longtemps celle des Émirats arabes unis, l'un des importants partenaires et bailleurs de fonds du régime égyptien. L'Egypte n'est pas seulement un cas d'école pour ce qui est de montrer qu'à ce jour, la suspension de ventes d'armes par un exportateur traditionnel occidental bénéficie davantage à ses compétiteurs occidentaux qu'à la Russie ou à la Chine. L'annonce début mai 2021 de l'achat par l'Egypte de 30 nouveaux Rafale à la France, sans inflexion particulière du pays sur la question des droits humains brandie par le président Macron en janvier 2019, illustre aussi le décalage entre narratif et réalité dans le domaine des ventes d'armes, comme ce que l'on notait entre les États-Unis et l'Arabie saoudite.

L'Égypte a-t-elle les moyens d'acquérir des appareils tels que le Su-35 russe ?

Rappelons que l'Égypte s'est dotée de Rafales et de Mirages, ce qui atteste de sa volonté et a fortiori de sa capacité à se doter d'appareils de dernière génération. Cela soulève cependant une autre question, qui concerne surtout la capacité des bailleurs de fonds de l'Égypte à poursuivre leur soutien économique au pays, au premier rang desquels se trouvent les Émirats arabes unis. 

En effet, vu les conséquences directes et indirectes, notamment économiques, de la pandémie sur les économies du Golfe, et plus particulièrement l'économie émiratie, des études s'accordent sur le fait que la capacité des EAU à apporter le même soutien financier qu'avant à ses partenaires régionaux sera nettement impactée. 

La capacité de l'Égypte à acheter ces appareils pourra éventuellement dépendre de l'ampleur du choc des évènements depuis 2020 sur l'économie émiratie et donc sur les aides touchées par l'Égypte. Par ailleurs et pour revenir à l'aspect politique des ventes d'armes, ce n'est pas étonnant finalement que l'Égypte achète le dernier cri de la Russie, après avoir acquis le dernier cri de la France. La triangulation entre l'Égypte, les EAU et la France est particulièrement intéressante, à la lumière du positionnement des EAU de ces dernières années quant à l'éventuel achat du Rafale français. Finalement, les EAU ont financé l'Égypte pour qu'elle puisse acquérir le Rafale, tandis qu'eux se sont retirés. On peut donc se demander si le même phénomène ne se joue pas avec la Russie, d'autant plus que les EAU sont le seul pays du Golfe à avoir signé des contrats avec la Russie, à l'époque l'URSS, avant même les années 90. Il est également intéressant de noter que les relations entre les pays du Golfe et leurs partenaires font état de nombreux contrats ayant permis de sauver des entreprises entières dans les pays partenaires, en permettant de maintenir ouverte l'intégralité de la chaîne de production. Sur cette question des moyens, il faut noter, d'ailleurs, que les 30 nouveaux Rafale à l'Egypte sont achetés à crédit grâce un prêt sur dix ans garanti par la France à 85%. Ceci signifie que d'ici une décennie, si l'Egypte n'a pas pu payer, le règlement de cette dette sera à la charge du contribuable français. Non seulement cela tend à confirmer que Le Caire n'a aujourd'hui pas les fonds nécessaires pour ce genre d'achats, mais cela confirme aussi le point que je faisais sur le renversement des dynamiques de dépendance entre pays exportateurs et pays clients.

Contexte sanitaire actuel oblige, une question sur les liens entre la crise de la Covid-19 et le marché mondial de l'armement. D'une part, quels liens peut-on aujourd'hui faire, pour quel bilan ? La crise a-t-elle impacté les ventes et achats d'armement ? D'autre part, on peut voir que les liens en termes d'achat d'armement semblent se superposer aux liens en termes d'achat du vaccin, à l'instar de l'Algérie, client historique de l'industrie de défense russe, qui utilise le vaccin Spoutnik russe pour vacciner sa population. Quelle analyse peut-on faire de ce constat ?

Comme attendu, la pandémie a eu un impact conséquent sur le marché mondial de l'armement. Le SIPRI note que la valeur de l'ensemble des transferts d'armes à l'international en 2020 a connu une contraction de 16% par rapport à la seule année 2019 et de 20% par rapport à la moyenne annuelle sur l'ensemble de la décennie 2011-2019. Ceci s'explique par la pandémie elle-même (qui a perturbé les calendriers de production et de livraison des équipements) ainsi que par la crise économique associée, mais aussi par d'autres facteurs comme les cycles d'achat à échelle nationale, soulignent toutefois les experts de ce think tank spécialisé sur les questions d'armement.

Concernant votre question sur la corrélation entre exportations d'armement et diplomatie du vaccin, je comprends ce que vous voulez dire mais je ne suis pas convaincue que l'on puisse établir un lien entre les deux. Vous citez l'exemple de l'Algérie, effectivement un client historique de l'industrie de défense russe, qui non seulement utilise le vaccin Spoutnik russe mais qui a même annoncé début avril que ce dernier serait produit en local à partir de septembre. Ceci témoigne d'un partenariat fort entre les deux pays, ou d'une stratégie d'influence réussie de la Russie, si vous voulez, et c'est à peu près tout. Prenez l'exemple des Émirats arabes unis : Moscou y est le troisième plus important exportateurs d'armement (avec 4,7% des parts de marché, elle est loin derrière les États-Unis qui ont 64% et la France qui a 10%). Pourtant, si le vaccin Spoutnik y a reçu une autorisation d'urgence (les EAU ont autorisé l'AstraZeneca, le Pfizer, le Sinopharm et le Spoutnik), c'est avec la Chine qu'ils ont décidé de co-produire localement un vaccin Sinopharm rebaptisé « Hayat-Vax ». Ainsi, on peut faire le constat d'une multipolarisation des relations internationales qui commence à être particulièrement visible au Moyen-Orient tant en ce qui concerne les marchés d'armements que dans le domaine sanitaire (et bien d'autres), mais il n'est pour autant pas nécessairement possible ou exact d'établir des relations de causalité entre les uns et les autres.