Entretien avec François Frison-Roche - La situation sécuritaire au Yémen
Dans le cadre des travaux de la Délégation Proche & Moyen-Orient des Ambassadeurs de la Jeunesse sur la situation sécuritaire et humanitaire au Yémen, Julien Cann, analyste-rédacteur au sein du Pôle Radicalisation & Terrorisme de Notre Centre de recherche, s'est entretenu avec François Frison-Roche, docteur en science politique, chercheur au CNRS et spécialiste du Yémen. Cet entretien a eu lieu le 30 mai 2019, en prévision de la sortie d'un rapport des Ambassadeurs de la Jeunesse sur le Yémen.
Julien Cann : Y avait-il une « polarisation confessionnelle » avant le début de l'insurrection armée au Yémen (2011) ?
François Frison-Roche : Je suis tout à fait catégorique, il n'y avait pas au sein de la population d'antagonismes de confrontations. J'étais au Yémen de 2012 à 2014 et les Zaydites (donc ces yéménites de confession chiite et d'obédience zaydite) allaient prier dans les mêmes mosquées que leurs coreligionnaires sunnites (d'obédience chaféite). Au Yémen, il y a eu par le passé des tentatives de confessionnalisation du conflit : cela remonte aux années 2000, avec l'ancien autocrate Ali Abdallah Saleh. Il est vrai que dès les années 1990, le président Saleh commence à monter les Zaydites Houthis contre les sunnites chaféites pour la simple et bonne raison qu'il tenait à son pouvoir et il se disait que, peut-être en confessionnalisant un certain nombre de choses, cela lui permettrait de se maintenir au pouvoir.
J.C : Est-ce que d'une manière ou d'une autre, la coalition menée par l'Arabie Saoudite a-t-elle pu faire le jeu des groupes terroristes locaux ?
F.F.R : Des rapports de l'Organisation des Nations Unies, rédigés par des groupes d'experts spécialisés, donnent un certain nombre de points de vue. Il est vrai que AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule arabique), en tant que groupe djihadiste d'obédience sunnite, a été exploité à une époque contre les Houthis. Cela fait partie du jeu interne à la coalition : il y a eu manifestement, au début en tout cas, une certaine entente. On voit même dans la région de Taëz un groupe qui manifestement aurait entretenu des liens avec AQPA pour combattre les rebelles Houthis. C'est très complexe.
Il a fallu que les États-Unis tapent du poing sur la table. Al-Qaïda est considéré par les États-Unis comme un groupe terroriste, c'est l'ennemi à abattre. Grâce à l'efficacité létale de leurs drones, ils ont réussi à réduire le problème.
J.C : Concernant les milices pilotées par les Émirats Arabes Unis, lesquelles opéraient avec davantage de discrétion que les autres groupes terroristes, quelles ont été leur rôle spécifique sur le terrain ? Quelles ont été leurs relations avec les groupes terroristes ?
F.F.R : Il est vrai qu'il y a une connivence : vous connaissez la formule « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Oui, la coalition a eu tendance à utiliser tout ce qui était « anti-Houthi ». Ils ont usé de la confessionnalisation et finalement par des accords (certainement pas actés sur le papier), ont joué la carte du compromis et de la connivence, jusqu'au jour où les États-Unis leur ont dit : « stop, ça suffit ! ». A ce moment-là, les Émirats Arabes Unis entament une reconquête pour libérer le port d'Al-Mukallâ et une partie de l'Hadramaout prises aux mains des groupes terroristes. Nous étions alors en 2016. Aujourd'hui, cette zone est sous contrôle émirati mais aussi saoudien parce que les tribus de la région d'Al-Mahrah, limitrophe du sultanat d'Oman, ne sont pas automatiquement pro-émiratis. L'Arabie Saoudite est intervenue et effectue un certain nombre de choses.
J.C : Est-ce que les milices Houthis, à l'instar du mouvement libanais Hezbollah, tentent de mettre en place et de substituer à l'État central yéménite un État alternatif (proto-État) ?
F.F.R : C'est délicat mais certainement que les Houthis ont obtenu une aide, au moins indirecte, du Hezbollah. On dit - mais personnellement je n'en ai jamais eu la preuve - que « le Hezbollah apporte une aide aux Houthis ». Personnellement, je ne peux pas vous l'affirmer : je n'épouse pas automatiquement la propagande qui peut être déversée par tel ou tel côté. J'essaie de trouver des éléments cohérents ou éventuellement les preuves sur tel ou tel organisme, institution ou groupe terroriste.
La coalition saoudo-émirati indique évidemment que les Houthis sont soutenus par l'Iran. Peut-être mais là encore ce n'est certainement pas à la hauteur des accusations qui sont portées. L'ancien ambassadeur des États-Unis au Yémen, Gérard M. Feierstein, le reconnaît aussi.
Peut-être que le Hezbollah a donné des conseils, peut-être que les Houthis sont inspirées par le Hezbollah mais personnellement, et encore une fois, je n'ai jamais eu la preuve concrète (par des systèmes d'écoute par exemple) de la présence de conseillers du Hezbollah. Mais je ne dis pas que cela n'existe pas. Je dis simplement que je n'en ai pas la preuve, à part les déclarations péremptoires de responsables de tel ou tel camp. Évidemment la coalition dit que le Hezbollah et l'Iran interviennent militairement. Moi je dis simplement : « Apportez-moi les preuves ». Même l'ONU reste aujourd'hui très prudente dans ces accusations.
J.C : Est-ce que vous avez pu constater de par vos voyages et vos travaux sur la question Houthi, s'il existe une volonté de la part du mouvement de former un Proto-État via le financement de réseaux de solidarité, d'hôpitaux, d'écoles, etc. ?
F.F.R : Évidemment, les autorités et les gouverneurs que l'on pouvait rencontrer déclaraient que, sortis des villes, ils ne contrôlaient plus grand chose et que les Houthis essayaient de créer leur propre autonomie. C'est pour cela qu'ils ont refusé le projet de fédéralisation du Yémen en 6 États. Les Houthis avaient à lutter contre une tentative de conversion, de prosélytisme sunnite dans leur région, majoritairement zaydite. Cela a été toute la question de l'université de Dammâj : quand les Houthis ont commencé à descendre sur la capitale Sanaa, ils en ont profité pour régler de vieux comptes avec cette université sunnite. Ils s'organisaient pour avoir le contrôle sur les tribus, sur la « masse » (les Zaydites représentant entre 35 et 40% de la population yéménite). Ce n'est pas rien ! Cela est mentionné dans un document édité par l'Arabie Saoudite : elle reconnaît effectivement qu'il y a 35 à 40% de chiites au Yémen. Il y a aussi des tribus d'obédience zaydite en Arabie Saoudite. Et je ne vous parlerai pas des querelles de frontières (relativement poreuses) : il y a eu un accord, suivi d'un traité, sous Ali Abdallah Saleh en 2000 mais qui ne donnait pas satisfaction à la cohésion de ces tribus d'obédience chiite (notamment parce qu'il y avait deux provinces sur le bord de la Mer Rouge qui sont maintenant territoires saoudiens mais peuplés par des tribus d'obédience zaydite). Il y a tout un vieux conflit qui s'inscrit dans le conflit actuel au Yémen.
D'ailleurs, on ne se sait pas trop ce que les Houthis veulent véritablement : restaurer l'imamat ? Je n'y crois pas trop. Dans tous les cas, et c'est là que j'accuse l'ONU de ne pas avoir manager les débuts de la transition, il s'agit d'un conflit terrible.
J.C : Quid de la stimulation concurrentielle entre AQPA et l'État islamique ? Quel est l'état actuel de la menace terroriste au Yémen ?
F.F.R : Je vous renvoie à un petit paragraphe que j'ai précédemment écrit. J'indique : « On doit évoquer la situation de deux autres acteurs locaux au Yémen : AQPA et Daesh dans la mesure où ces deux organisations terroristes semblent contenues - aujourd'hui du moins - par l'action des forces de la coalition et l'efficacité des drones américains. La première était très active dans plusieurs gouvernorats du sud du Yémen. Le rapport du groupe d'experts de l'ONU sur le Yémen datant de février 2009 estime qu'AQPA a vu ses capacités réduites en 2018 par rapport aux années précédentes (cf. rapport). Pour ce qui est de Daesh, un rapport différent de l'ONU indique que des sources régionales évaluent ses membres au Yémen à 500 individus (au maximum) qui chercheraient avant tout à frapper les dirigeants des autorités yéménites et des Émirats présents au sud du pays. D'après ces mêmes sources, « l'idéologie et la brutalité extrêmes de Daesh sont loins d'enthousiasmer la population yéménite ». L'optimisme de ces récentes analyses ne doit pas faire oublier que l'extrême pauvreté au Yémen, pour de longues années désormais, est liée à la déliquescence ou à l'absence des structures essentielles d'un État (santé, justice, éducation, police, etc). Cela constituera un terreau favorable à la renaissance vigoureuse de n'importe quelle organisation terroriste. Au Yémen aujourd'hui, pour 150$ par mois, une kalachnikov et une grille d'explication globale pseudo-religieuse, vous pouvez transformer n'importe quel chômeur (et ils le sont presque tous) en terroriste convaincu. Daesh et AQPA sont contenus au Yémen. Il n'y a pas de foyer capable de procéder à des attentats, comme c'était le cas tout au long des années 2000. Mais tous les éléments existent pour que ce terrorisme reparte. »