Emmanuel Macron en Suède : quels rapports bilatéraux franco-suédois ?
Par Antoine Vermauwt, doctorant en Histoire et enseignant au Lycée français de Stockholm, analyste au sein du département diplomatie culturelle et interculturalité de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.
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Antoine Vermauwt, Emmanuel Macron en Suède : quels rapports bilatéraux franco-suédois ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 22 janvier 2024.
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Les 30 et 31 janvier 2024, le président de la République Emmanuel Macron se rendra en Suède pour une visite d'État, qui le conduira à Stockholm puis à Malmö dans la province de Scanie située au sud du pays. Il répond à l'invitation du roi, Carl XVI Gustaf, dont la dynastie, celle des Bernadotte, est d'origine française. Cette « visite d'État doit contribuer à renforcer et promouvoir les relations anciennes, larges et excellentes entre la Suède et la France » et « offre aussi l'opportunité d'approfondir la coopération dans les domaines de l'innovation, de la transition verte, du commerce et des investissements, ainsi que de la défense et de la sécurité régionale. » [1] Tels sont les principaux motifs déclarés de cette visite, qui s'inscrit dans un dialogue bilatéral amical, pérenne et confiant entre les deux pays. Il est en effet de coutume de souligner sinon l'excellence, du moins la qualité indéniable de la relation franco-suédoise. [2] Aussi en présenterons-nous ici les grands contours historiques et géopolitiques.
Une « amitié millénaire » (Battail)
La relation qu'entretiennent les deux pays est celle d'une amitié ancienne et qui a pu être qualifiée de « millénaire ». [3] Les exemples ne manquent pas. À la fin du XIIIe siècle, c'est déjà un architecte français, Estienne de Bonneuil, qui préside à l'édification de la cathédrale d'Uppsala, au nord de Stockholm. En 1477, l'université d'Uppsala est fondée. Son modèle ? La Sorbonne. La guerre de Trente Ans accélère cette tendance. Une alliance est alors nouée entre la France catholique de Richelieu et la Suède luthérienne du chancelier Axel Oxenstierna (1631). Les récits de voyage sur la Suède se multiplient. Descartes séjourne à la cour de la reine Christine à partir du mois d'octobre 1649 mais sa santé se dégrade soudainement et décède à Stockholm en février 1650. La révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV en 1685 contribue à faire de la Suède l'un des territoires du Refuge protestant. Qu'on y voyage ou qu'on y émigre, force est de constater qu'on se prend toujours plus d'intérêt pour la Suède aux XVIIe et XVIIIe siècles.
C'est la forme de la Terre que Maupertuis essaye de comprendre en Laponie suédoise en 1737. Six ans plus tôt, Voltaire a publié son Histoire de Charles XII, roi de 1697 à 1718. La francophonie des élites suédoises se confirme elle aussi d'année en année, expression d'une francophilie qui ne cesse de se répandre. Sans doute culmine-t-elle sous Gustave III (1772-1792), auquel sa mère Louise-Ulrique a donné une éducation soignée et imprégnée de culture française. Le roi ne traduit-il pas Voltaire ? Inspirée de l'Académie française, il fonde une Académie suédoise en 1786. Trois ans plus tard, quand éclate la Révolution française, il n'est pas jusqu'aux provinces suédoises les plus occidentales qui n'en reçoivent les lointains échos. [4] Mais ce mouvement de sympathie mutuelle est interrompu par les appétits hégémoniques de Napoléon Ier, qui poussent la Suède à rejoindre en 1812 une coalition contre la France. C'est pourtant un Français, le maréchal Bernadotte, qui est couronné roi de Suède six ans plus tard à Stockholm (1818).
Le XIXe siècle est marqué par l'attraction artistique de la France sur la Suède. Au sud de Fontainebleau, Grez-sur-Loing devient une sorte de village d'artistes suédois (Carl Larsson, August Strindberg, Bruno Liljefors…). En 1848, la révolution parisienne qui met fin à la monarchie de Juillet et établit un régime républicain est bruyamment célébrée par des cohortes d'étudiants, qui déambulent guillerets dans les rues d'Uppsala « en chantant la Marseillaise, drapeau rouge en main » [5]. Au début des années 1860, une congrégation enseignante française crée à Stockholm une école, la Franska Skolan (École française), qui fait la part belle à la langue française. [6] Néanmoins, la guerre franco-prussienne de 1870-1871 contribue au renforcement de l'influence allemande en Suède, menaçant les positions françaises.
Pourtant, un parti français ne cesse de manifester en Suède sa sympathie à l'endroit de la France. C'est ainsi qu'on inaugure en 1889 une Alliance française (on compte aujourd'hui 15 Alliances dans le pays) et un Institut français en 1937. De la Franska Skolan émerge par ailleurs, à partir de 1943, l'actuel Lycée français Saint-Louis de Stockholm, institution scolaire dont la promotion régulière par l'ambassade de France dans les années 1950 et 1960 visait à gagner ici (en Suède) ce qui avait été perdu ailleurs (en Égypte au lendemain de la crise de Suez de 1956).
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale se caractérisent par un renforcement de la coopération bilatérale, qui se fait désormais dans un cadre nouveau : celui de la construction européenne. La France et la Suède figurent parmi les membres fondateurs du Conseil de l'Europe le 5 mai 1949. Les deux pays, qui ont accepté le plan Marshall destiné à la reconstruction matérielle, politique et morale de l'Europe, figurent du reste dans le bloc de l'Ouest. Si la Suède s'américanise alors à marche forcée [7], elle est aussi un pays ami de la France, avec lequel elle partage « des idéaux communs », selon les mots de l'ambassadeur français en Suède, M. de La Chauvinière (1962). [8] Si, à l'échelle mondiale, la Suède des années 1960-1970 n'est certes pas davantage qu'une périphérie pour la diplomatie française, elle ne cesse d'être regardée de plus en plus comme un modèle [9], occupant une centralité toujours plus grande pour la France à l'échelle européenne au cours des décennies suivantes.
« Vous pouvez compter sur le soutien et la solidarité de la France » (Emmanuel Macron) : les nouveaux habits de la relation franco-suédoise
Depuis le début du XXIe siècle, le partenariat franco-suédois s'est largement renouvelé. De fait, l'entrée de la Suède dans l'Union européenne en 1995 s'est caractérisée par une certaine convergence de points de vue avec la France sur les grands dossiers européens. En 2017, un partenariat pour l'innovation et les solutions vertes avait été conclu entre les deux pays.
Surtout, dans le contexte de la guerre interétatique qui oppose l'Ukraine à la Russie depuis février 2022, Paris soutient activement la demande d'adhésion faite à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) par la Suède en mai 2022. Le 3 janvier 2023, recevant à Paris le Premier ministre suédois Ulf Kristersson, le président de la République a annoncé un « nouvel agenda de coopération bilatérale » en même temps que « le soutien et la solidarité de la France » vis-à-vis de la Suède dans son processus d'adhésion à l'OTAN. [10] Ce soutien a encore été confirmé en décembre 2023 par Catherine Colonna, alors ministre de l'Europe et des Affaires étrangères. Depuis 2022, plusieurs frégates françaises ont également stationné en Suède (Latouche Tréville, Chevalier Paul, L'Aquitaine).
Cette volonté suédoise d'adhésion s'explique par une véritable peur de la Russie (rysskräck), comme en témoigne encore aujourd'hui le réseau de 65 000 abris (skyddsrum) qui émaille le pays, construits principalement au temps de la guerre froide (1947-1991). La Russie, pour reprendre le titre d'un ouvrage récent, semble donc s'affirmer comme l'« Ennemi » [11] traditionnel de la Suède. L'île suédoise de Gotland n'est distante que de 400 kilomètres environ de l'enclave russe de Kaliningrad où des missiles Iskander ont été déployés. La Suède s'inquiète par ailleurs de la guerre hybride qui lui est menée (hybridkrig) et des campagnes de désinformation qui visent à noircir son image dans le monde. Aussi la Suède s'est-elle dotée en 2022 d'une Autorité pour la défense psychologique (Myndigheten för psykologiskt försvar, MPF), dont le grand dessein est la lutte contre les campagnes de désinformation.
À l'évidence, l'annexion de la Crimée en 2014 et la guerre en Ukraine n'ont fait que raviver cette profonde angoisse militaire dans un pays qui, pourtant, n'a plus été en guerre depuis 210 ans (1814). Depuis 2015, les dépenses militaires sont en hausse constant. Point commun avec la France : la Suède devrait atteindre cette année un budget de la Défense équivalent à 2% de son PIB.
Source : Ministère suédois de la Défense, https://www.regeringen.se/pressmeddelanden/2023/09/stor-satsning-pa-militart-forsvar-och-natomal-beraknas-vara-uppfyllt/
Aussi les plus hautes autorités politiques
et militaires du pays appellent-elles incessamment depuis plusieurs années la
population à préparer sa défense civile (civilförsvar) –
notons qu'il existe un ministère de la Défense civile en Suède. Le 8 janvier
2024, le commandant en chef des armées Micael Bydén déclarait ainsi que chaque
Suédois devait se préparer mentalement pour la guerre. [12] Ce discours politique et
militaire a fait l'objet, par l'opposition, d'un certain nombre de critiques
quant à son alarmisme et au climat de peur qu'il est susceptible d'instiller au
sein de la population.
Au-delà de la question de la sécurité de la Suède, la collaboration franco-suédoise passe aussi par la mise à l'agenda diplomatique des deux nations de nouvelles questions. Économiquement, les deux pays ont connu un accroissement de leurs échanges commerciaux entre 2018 et 2022 avec une croissance des exportations françaises de l'ordre de 21%. [13] La France est aujourd'hui le 17e partenaire commercial de la Suède et le 9e partenaire de la Suède pour les échanges de biens. Elle importe des machines industrielles et agricoles, du papier, du bois ou encore du carton de la Suède, puis exporte des produits chimiques et cosmétiques, des biens électriques, informatiques et pharmaceutiques notamment. [14] La France et la Suède prévoient par ailleurs de renforcer leur coopération dans des domaines spécifiques, tels que ceux de la transition écologique, de la sécurité et du nucléaire civil. La rencontre en décembre 2023 des ministres française et suédoise de l'Énergie avait d'ores et déjà abouti à des déclarations sur la construction prochaine de réacteurs nucléaires français en Suède, impliquant les groupes EDF et Vattenfall. Sous le rapport de l'action culturelle et scientifique, la France n'est pas en reste et peut s'appuyer sur l'Institut français de Stockholm dont la politique événementielle est dynamique. [15]
La visite que fera le couple présidentiel à la fin du mois de janvier 2024 vise dès lors à développer une relation déjà solide entre deux pays qui, historiquement, ont rarement été en guerre. Du côté français, la dernière visite d'État avait été celle de Jacques Chirac en 2000 ; du côté suédois, le roi actuel s'était rendu en France en 2014. Il s'agit donc moins de réinventer une relation déjà sereine et étonnamment durable que d'intensifier encore les bons rapports traditionnels qu'entretiennent les deux pays, tout en les adaptant aux défis les plus actuels, ainsi qu'aux orientations politiques respectives des deux gouvernements.
[1]. https://www.regeringen.se/pressmeddelanden/2024/01/statsbesoket-fran-frankrike/
[2]. https://se.ambafrance.org/Visite-d-Etat-du-President-de-la-Republique-francaise-en-Suede-24-et-25-octobre
[3]. Marianne Battail et Jean-François Battail, Une amitié millénaire: les relations entre la France et la Suède à travers les âges, Paris, Beauchesne, 1993.
[4]. Jean-Pierre Babelon, Les Grandes heures de l'amitié franco-suédoise : Paris, Hôtel de Rohan, février-avril 1964, Paris, Archives de France (Presses artistiques), 1964, p. 18.
[5]. Sten Lindroth, A History of Uppsala university 1477-1977, Stockholm, Almqvist och Wiksell, 1976, pp. 185-188.
[6]. Antoine Vermauwt, « De la Franska Skolan au Lycée français Saint-Louis : un siècle de présence scolaire et culturelle française en Suède (années 1860–1960) », Nordic Journal of Francophone Studies/Revue nordique des études francophones, 6-1, 2023, p. 72-90.
[7]. Lucien Maury, Métamorphose de la Suède : Impressions et souvenirs 1900-1950, Paris, Stock, 1951, pp. 207 et 254.
[8]. Archives diplomatiques de La Courneuve, 239 QO / 195 : lettre n°295/ACT de l'ambassade de France à Stockholm (16 mai 1962).
[9]. Jean Parent, Le modèle suédois, Paris, Calmann-Lévy, 1970.
[10]. https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-20628-fr.pdf
[11]. Dick Harrison, Fienden : Sveriges relation till Ryssland från vikingatiden till idag, Stockholm, Ordfront, 2023.
[12]. https://sverigesradio.se/artikel/overbefalhavare-byden-om-forberedelse-infor-ett-sverige-i-krig
[13]. https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/diplomatie-economique-et-commerce-exterieur/la-france-et-ses-partenaires-economiques-pays-par-pays/europe/article/suede
[14]. https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/suede/relations-bilaterales/
[15]. https://ifsuede.com/