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Éditorial - L’arctique, enjeux et perspectives d’un nouveau pôle géopolitique

13/10/2021

Vice-amiral d'escadre Olivier Lebas, commandant de la zone maritime atlantique, préfet maritime de l'Atlantique.


Avertissement

Cette publication est l'éditorial en libre-accès du hors-série n°1 de la Revue Diplomatique de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée (dir. Louis Aubert, Yannis Bouland), disponible à la commande ici.

Comment citer cette publication

Olivier Lebas, L'Arctique, enjeux et perspectives d'un nouveau pôle géopolitique (éd.), Revue Diplomatique, Hors-série n°1, Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Paris, Septembre 2021


L'Arctique : un océan, pas un continent

L'Arctique est un océan glacial de 14 millions de km2, soit une fois et demi la superficie des États-Unis ou du Canada, ou encore 80% de la surface de la Russie. Ces ordres de grandeur vis-à-vis d'États côtiers mettent bien en perspective l'importance qu'il revêt.

À l'inverse de l'Antarctique, continent qui bénéficie d'une organisation internationale au travers d'un Traité et qui est considéré comme une immense réserve naturelle consacrée à la recherche et à la paix, l'Arctique est une mer fermée sans statut juridique particulier bordée par cinq États côtiers (Canada, Danemark, États-Unis, Norvège et Russie) et trois États dits « arctiques » (Finlande, Islande et Suède) réunis au sein d'un « forum de haut niveau », le conseil arctique, dont la vocation se limite à émettre des recommandations, entérinées ou non par le droit et les réglementations nationales de chacun de ces États.

Nous verrons plus loin combien ces différences de statut au regard du droit international permettent aux principaux compétiteurs stratégiques de nourrir appétits et ambitions.

Le réchauffement climatique : un changement de paradigme pour l'Arctique

Cette définition étant posée, en quoi l'Arctique serait-il un nouveau pôle géopolitique ? Après tout, peu de populations vivent sous ces hautes latitudes hostiles et le poids économique de la région est négligeable au regard de l'économie mondiale.

La réponse à cette question réside dans l'accélération d'un bouleversement majeur pour l'humanité, un phénomène propre à l'anthropocène car généré par l'activité industrielle : le réchauffement climatique. Après une trentaine d'années d'études, on sait aujourd'hui qu'il est amplifié dans les régions polaires. La fonte des glaces et leur absence durant des périodes de l'année de plus en plus longues sont une réalité désormais évidente.

La libération d'un vaste espace maritime dont l'accès était au XXe siècle interdit par la présence permanente de glace, a provoqué un véritable changement de paradigme : l'Arctique n'est plus un verrou glacé aux confins du monde mais peut progressivement s'envisager à la fois comme une nouvelle porte vers l'Asie et un nouvel eldorado, un espace propice à voir s'épanouir l'esprit de conquête qui habite l'Homme depuis la nuit des temps : toutes proportions gardées, l'Arctique du XXIe siècle serait l'Ouest américain du XIXe.

Des enjeux et opportunités qui cristallisent les rapports entre puissances

En matière de navigation commerciale, la libération progressive du passage du Nord-Est par la fonte des glaces est le changement le plus emblématique qui se soit opéré ces dernières années en Arctique. Voie maritime la plus courte entre l'Europe et l'Asie [1], elle est néanmoins loin d'être navigable toute l'année, et l'emprunter en été reste un défi humain et technique tant les conditions y sont encore difficiles. Le réchauffement fait son œuvre peu à peu.

La débâcle le long des côtes russes ouvre également progressivement des possibilités de plus en plus grandes d'exploiter des réserves d'hydrocarbures dont on dit qu'elles représentent 30% du stock mondial. Mais le constat est le même en matière d'accès à de nouvelles ressources halieutiques ou minières.

Le revers de la médaille est une dégradation irrémédiable de l'environnement : la fonte du permafrost libère des quantités impressionnantes de méthane et de dioxyde de carbone, qui viennent elles-mêmes alimenter une réaction en chaîne accélérant encore le réchauffement climatique. L'absence de glaces ou leur aspect souillé réduisent drastiquement l'albedo (fraction de l'énergie solaire réfléchie vers l'espace) produisant le même effet d'emballement, tandis que de nombreuses espèces sont vouées à disparaître à l'image de leur écosystème.

À la fois pour les opportunités économiques qu'il offre mais aussi parce qu'il est en quelque sorte le thermomètre de la planète, l'Arctique cristallise les rapports entre grandes puissances.

À cet égard, on assiste à une militarisation continue de la région, notamment du côté russe. Faut-il s'en inquiéter ? Dans un sens, non, car il est naturel et non-contestable qu'un État côtier, riverain de l'Arctique, cherche à protéger l'espace de navigation qui s'ouvre et qui se trouve à proximité immédiate de ses côtes.

Cependant, cette militarisation s'opère également dans un contexte de cristallisation des tensions entre la Russie d'une part et l'OTAN d'autre part. Ces tensions ravivées après l'annexion de la Crimée en 2014 sont perceptibles dans de nombreuses autres régions (mer Noire, Afrique, Ukraine, Biélorussie...) mais se trouvent ainsi transposées ou plutôt prolongées en Arctique et en Atlantique Nord. Elles trouvent leur traduction dans la zone sous la forme d'une approche de plus en plus agressive, les forces militaires russes venant tester les capacités des dispositifs alliés. Ainsi, la Marine nationale est active et se déploie en conséquence dans la région. Nos bâtiments vont ainsi régulièrement opérer dans cette zone et y conduisent de nombreux exercices avec les marines alliées.

Déclarant en mai 2021 « ce sont nos terres, notre territoire [...], notre littoral [2] », la Russie est incontestablement le pays qui investit le plus en Arctique, que ce soit sur les plans économique, militaire ou scientifique. Longtemps endormis, les États-Unis semblent avec la nouvelle administration Biden vouloir réaffirmer leur présence dans la région. De manière générale, tous les États côtiers adoptent une logique de territorialisation de l'Arctique, fondée sur l'instruction devant les instances compétentes de l'ONU de revendications d'extension de leur plateau continental. C'est donc la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, dite de Montego Bay, qui régit le cadre de leurs négociations [3].

Mais au-delà des enjeux fondamentaux de souveraineté ont émergé ces dernières années des enjeux de puissance : en effet, comment exister et peser dans une zone à fort potentiel mais dont on n'est pas riverain ? Telle est la problématique à laquelle sont confrontés les pays européens comme la France, ou asiatique, dont le meilleur exemple est la Chine. Attardons-nous sur ces deux exemples radicalement opposés, qui sont parvenus, en siégeant comme observateur au conseil de l'Arctique, à faire entendre leur voix et développer leurs intérêts.

Tout d'abord la France. Puissance moyenne sur le plan mondial, mais héritière de son histoire, la France est la puissance militaire européenne majeure et jouit d'un soft power indéniable avec probablement la 3e représentation diplomatique la plus active au monde. À ce titre, elle tient à être un acteur reconnu dans la zone arctique où elle y défend comme membre observateur du conseil de l'Arctique la liberté de navigation, la prise de décision multilatérale en termes de protection de l'environnement et le développement de capacités d'intervention en cas de pollution (POLMAR) ou de secours à personnes (SAR).

Son rôle s'entend aux côtés de ses Alliés, de l'Union européenne et de l'OTAN mais elle ne s'interdit pas des coopérations ad hoc dans des domaines particuliers. La France a des intérêts économiques en Arctique avec l'exploitation de ressources gazières par Total. Elle est en outre un acteur scientifique reconnu qui se place au 9ème rang mondial pour les publications sur l'Arctique sous l'égide de l'Institut polaire Paul-Emile Victor (IPEV) très présent au Svalbard.

Sur le plan de la stratégie militaire, le théâtre arctique, situé entre 2500 et 5000km de nos côtes, ne déroge pas aux grands principes qui fondent la pensée française : déployer des bâtiments de surface et des sous-marins en Arctique et posséder les savoir-faire pour y conduire des opérations dites de sécurité civiles en mer (SAR, ANED, POLMAR [4]) participent étroitement de notre capacité d'appréciation autonome de situation et de notre liberté d'action ; c'est pourquoi, en tant que commandant en chef pour l'Atlantique, mon souci permanent est d'exploiter cette profondeur stratégique que nous confère le « grand Nord », gage d'une mise en œuvre efficace de notre dissuasion nucléaire.

Venons-en à présent à la Chine. Elle s'intéresse à la région depuis plus de 20 ans. Son investissement y est constant et s'y déploie sur de nombreux aspects notamment grâce à un soft power économique efficace [5]. La Chine s'est, par exemple, positionnée pour la concession d'un port au Groenland et considère l'Islande comme un hub potentiel sur cette nouvelle route de la soie. Elle cherche à conserver son monopole sur les terres rares dont regorge le Groenland et à préserver ses ressources. Posant ses pions discrètement et patiemment, la Chine met en œuvre une stratégie long terme qui s'appréhende à l'échelle du XXIe siècle dans son ensemble.

Des perspectives qui s'entendent sur le temps long

Les effets du réchauffement climatique se feront sentir avec la plus grande acuité sur une période s'étalant de 10 à 30 ans, mais les défis de demain se préparent dès aujourd'hui.

L'Arctique est une zone qui de manière croissante sera en proie à de potentielles déstabilisations : effets collatéraux de démonstrations de puissances russes ou américaines, réalisation du scénario le plus pessimiste de réchauffement climatique, zone de potentielle confrontation entre les États-Unis et la Chine, déni d'accès au commerce mondial par les Russes, voie de pénétration des puissances militaires asiatiques en Atlantique... la liste des crises potentielles est longue.

Pour autant, il faut garder la tête froide et tenter de mesurer objectivement leurs chances de réalisation. Sans prétendre balayer toutes les options, voici quelques réflexions prospectives.

Actuellement, la route du Nord n'est pas encore une vraie route commerciale. Elle est surtout empruntée pour l'exportation des ressources gazières et minérales de la région, notamment le gaz naturel liquéfié. A titre d'exemple, le méthanier Christophe de Margerie l'a empruntée depuis le terminal de Yamal LNG pour exporter du GNL vers la Chine en janvier et février 2021. C'est la première fois qu'une telle liaison est effectuée en plein hiver, quasiment sans recours aux brise-glaces, ce qui montre le développement du trafic permis par le réchauffement climatique. Pour autant, nous sommes encore loin de voir des porte‑conteneurs naviguant quotidiennement de Shanghai vers Rotterdam directement par le Nord. Car ce type de navigation a besoin de beaucoup de prévisibilité et d'anticipation, de points d'appui et de redistribution de conteneurs, via des hubs. Or rien de tout cela n'existe ou n'existera à court terme le long de cette route. Par manque d'infrastructures et de moyens de secours dans la région, sans parler des conditions de navigation qui y demeurent très délicates et aléatoires, cette route ne sera pas pleinement ouverte avant de nombreuses années.

S'agissant des Américains, les observateurs avaient noté un désintérêt et un désengagement progressifs de leur part dans la région Arctique après la fin de la guerre froide. Il ne leur reste, par exemple, que deux brise-glaces de facture ancienne. On constate cependant depuis quelques années un vif regain d'intérêt de Washington pour cette zone, illustré par la proposition formulée par Donald Trump, en 2019, d'acheter le Groenland [6]. Ce regain d'intérêt est une tendance de fond que l'élection de Joe Biden ne devrait sans doute pas modifier. Elle ne cesse de s'intensifier depuis 2014, à la suite de la multiplication des crispations Russie/OTAN et de la compétition croissante entre États-Unis et Chine. Les Américains disposent toujours de leur base militaire de Thulé au nord du Groenland et réinvestissent massivement dans la construction de brise-glaces et de remorqueurs. Cependant, il va leur falloir aussi réacquérir une partie du savoir‑faire perdu en la matière.

Enfin du point de vue français, dans le théâtre Grand Nord/Arctique, les besoins opérationnels courants pour préserver notre profondeur stratégique ne nécessitent pas aujourd'hui de se déployer sous des latitudes extrêmes. Nos bâtiments opèrent d'ordinaire dans la région subarctique (Norvège, Islande, Groenland). Les moyens sont adaptés en conséquence. À l'heure où l'on parle, le besoin opérationnel ne justifie pas d'acquérir des bâtiments spécifiquement conçus pour opérer en zone polaire arctique. Nous n'avons pas besoin d'acquérir de brise‑glaces comme ceux dont dispose la Russie. En revanche, il est peut-être nécessaire de concevoir certaines de nos unités avec des spécifications techniques plus adaptées à cet environnement, sans pour autant posséder une classe glace.


[1] Par exemple, de Londres à Yokohama, les distances sont de 23 000 km par le canal de Panama, 21 200 km par le canal de Suez et 14 000 km par le passage du Nord-Est.

[2] Déclaration de Sergueï Lavrov lors d'une conférence de presse en amont d'une réunion du conseil de l'Arctique en mai 2021.

[3] Huit États s'étant entendu sur ce principe le 28 mai 2008 dans la déclaration d'Ilulissat.

[4] SAR : Search & Rescue - ANED : assistance à navire en difficulté - POLMAR : pollution maritime.

[5] Route de la soie du Nord.

[6] Il s'agit de la troisième proposition que les Américains formulent après 1867 et 1946.