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Vladimir Poutine est-il fou ? Que peut dire la psychologie et pourquoi faut-il se préserver de se construire une opinion hâtive

17/03/2022

Par Romain Bertolino, Directeur général de l'Institut d'études de géopolitique appliquée


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Romain Bertolino, Vladimir Poutine est-il fou ? Que peut dire la psychologie et pourquoi faut-il se préserver de se construire une opinion hâtive, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 17 mars 2022


Vladimir Poutine est-il fou ? Il s'agit là d'une question que chaque individu est en droit de se poser, comme ce fut le cas vis-à-vis d'autres dirigeants, à l'instar de l'ancien président américain Donald Trump [1]. En effet avant même d'avoir brandi la menace de l'utilisation d'armes de destruction massive, l'attaque conventionnelle sur l'Ukraine signifiait déjà, à elle seule, l'accentuation de tensions avec plusieurs des plus grandes puissances, multipliant ainsi drastiquement la probabilité qu'un conflit de haute intensité voit le jour. Au-delà de ce constat, nombreux sont les observateurs, certes occidentaux, mais également traditionnellement moins cléments envers ces derniers, à juger cette attaque comme étant une erreur. À l'image de ceux qui ont préféré soit demeurer ambigus dans leur soutien à la Russie (telle la Chine [2]), soit s'engager dans une neutralité (tel le Kazakhstan [3]). Ainsi, face à ce qui paraît être un manque de clairvoyance évident de la part du dirigeant russe, il peut être facile de le qualifier de fou.

Mais la psychologie est un domaine complexe et ceci ne peut suffire à délimiter la santé mentale d'un individu. Premièrement, il est essentiel de rappeler que Vladimir Poutine est connu pour être une personne factuellement intelligente (étant notamment un ancien du KGB), dotée d'une grande capacité de planification et d'anticipation, comme en atteste son maintien au cœur du pouvoir de son pays (à travers des règles autocrates certes, mais qu'il a tout de même réussi à imposer lui-même). Une intelligence admise par une part significative de ses adversaires (parmi lesquels les dirigeants occidentaux), et qui participe en outre à leur prudence vis-à-vis de lui. Or, au-delà même du fait que la guerre n'en est qu'à ses débuts et qu'il est donc difficile de savoir si l'opération serait finalement bien un échec sur le long terme pour le maître du Kremlin, il est important de garder à l'esprit que Vladimir Poutine demeure un être humain. Même si l'on peut reprocher à la propagande russe d'affirmer l'inverse. Ainsi à l'instar de chaque individu, qu'importe le QI qu'il puisse avoir, il n'est pas exempt de commettre des erreurs (selon, entendons-nous bien, ses propres objectifs qu'il considère comme légitimes). Nombreuses ont été, au cours de l'histoire, les erreurs parfois grossières de grandes personnalités ayant entraîné leur chute. En ce sens, il est tout à fait possible de qualifier la décision du président russe d'envahir l'Ukraine comme une « simple » erreur de calcul et non comme une incapacité à calculer (qui le rapprocherait de la figure de « fou »).

C'est entre autres l'imperfection intellectuelle de tout être humain (incapacité d'être omniscient, manque pragmatique de temps pour pouvoir gérer chaque dossier en totale autonomie, etc.), qui oblige à la délégation et plus globalement à la constitution d'un réseau à animer autour de ses propres intérêts. Pour les décideurs, il s'agit ainsi de s'entourer de conseillers, pour aider précisément dans la prise de décision. Or, Vladimir Poutine s'est isolé depuis de nombreuses années. Pas uniquement auprès de la communauté internationale, mais également au sein de son propre appareil d'État [4]. Notamment, craintif vis-à-vis du coronavirus, il s'est physiquement éloigné de ses conseillers. L'humain étant ce qu'il est et malgré une époque où les NTIC tiennent une place importante dans nos vies, le manque de proximité interpersonnelle physique influence pragmatiquement son isolement [5]. Au-delà de ceci, Vladimir Poutine, comme tout autocrate réprimant les avis divergents, a fini par ne plus être entouré que de « conseillers » qui dans les faits n'en sont plus, car n'osant même plus ne serait-ce que simplement challenger ses plans [6] [7]. Une erreur grossière a ainsi pu traverser ce (manque de) filet de sécurité de la prise de décision.

Aujourd'hui, Vladimir Poutine pourrait être dans une dynamique de fuite en avant : continuer la guerre, jusqu'au bout, même s'il n'y perd finalement plus qu'il ne pensait gagner. Or, cela n'est pas nécessairement synonyme de folie. Certes, un calcul rationnel, preuve de santé d'esprit, permettrait de peser le pour et le contre. Mais au-delà du rappel qu'il nous est impossible d'être dans la tête du dirigeant russe et de connaître ses propres objectifs rationnels (donner l'image d'un « jusqu'au-boutiste » pourrait ainsi participer à une stratégie pour apeurer ses adversaires), la fuite en avant est en soi un piège lié à plusieurs biais cognitifs universels. Des biais auxquels chaque être humain même sain peut être victime. L'Homme étant une créature sociale, c'est le cas notamment du fait de vouloir protéger son image auprès de son « public cible » : montrer que l'on est persévérant affiche la figure de quelqu'un de cohérent (ce qui nous fait passer pour rationnel), en qui on peut ainsi avoir confiance [8]. C'est le cas également du sentiment de « ne pas avoir fait tout cela pour rien », qui pousse à dépasser les couts initialement investis dans une opération (en matière d'argent, d'énergie, de temps, de capital humain, etc.). Ou dans son terme scientifique : le « biais des coûts irrécupérables » [9]. Dans cette logique, inconsciemment, notre cerveau nous promeut l'idée qu'il vaut mieux perdre plus que prévu afin d'obtenir en définitive ce que l'on avait bien prévu de gagner en compensation, que de perdre « uniquement » ce que l'on avait bien prévu de perdre sans avoir pour autant gagné ce que l'on avait prévu de gagner en retour.

Enfin, nous pouvons constater que de nombreux analystes qualifient Vladimir Poutine de fou sur la base du fait qu'il serait atteint de psychopathie. Or, cette notion est elle-même plus complexe que l'on pourrait à première vue penser. En outre, « contrairement à la psychose, la psychopathie n'affecte pas la rationalité du sujet ou la conscience de ses actions » [10]. Ainsi, certains dictateurs font l'état d'une froideur telle que les massacres qu'ils causent peuvent être compris non pas comme un coup de folie, mais bien comme un calcul barbare réfléchi et rationnel selon leurs objectifs (de nouveau, entendons-nous bien, qui sont les leur). Tel Bachar el-Assad [11].

En ce sens, tout comme il est impossible de qualifier Donald Trump de fou car aucun psychologue n'a véritablement pu établir de diagnostique (les hypothèses existantes se faisant sur la simple base d'études à distance de ses tweets, de ses passages télévisuels, etc. et non d'échanges en tête-à-tête) [12], il serait déconseillé pour tout décideur (géo)politique et analyste d'affirmer que Vladimir Poutine l'est sans avoir eu l'opportunité de l'évaluer de manière scientifique. Ce qui sera sûrement impossible à réaliser.

En effet le risque serait d'anticiper de manière erronée ses futures actions. Soyons attentifs à la « théorie du fou ». L'idéal étant d'anticiper selon les deux hypothèses possibles : qu'il soit sain d'esprit, ou qu'il ne le soit pas ; avec dans cette dernière, un travail à réaliser sur les conséquences selon les différentes typologies de folie auxquelles il serait atteint.


[1] Jacques Hubert-Rodier, « Presse étrangère : Donald Trump est-il fou ? », Les Echos, le 05 janvier 2018 : https://www.lesechos.fr/2018/01/presse-etrangere-donald-trump-est-il-fou-981210.

[2] Françoise Nicolas, Maud Quessard, Antoine Bondaz, François Godement, Christine Ockrent, « Russie, Chine : l'alliance ambigüe », du podcast « Affaires étrangères », France Culture, le 05 mars 2022 : https://www.franceculture.fr/emissions/affaires-etrangeres/russie-chine-l-alliance-ambiguee.

[3] Auteur inconnu, « EN DIRECT - Guerre en Ukraine : ce qu'il faut retenir de ce dimanche 6 mars », Les Echos, le 06 mars 2022 : https://www.lesechos.fr/monde/europe/en-direct-guerre-en-ukraine-le-point-sur-levolution-de-la-situation-ce-dimanche-6-mars-1391568.

[4] Pascal Boniface, Marie-France Chatin, « Enjeux géopolitiques de la crise ukrainienne », du podcast « Géopolitique, le débat », RFI, le 05 mars 2022 : https://www.rfi.fr/fr/podcasts/g%C3%A9opolitique-le-d%C3%A9bat/20220228-enjeux-g%C3%A9opolitiques-de-la-crise-ukrainienne.

[5] Michel Foucher, Romain Bertolino, « Géopolitique du monde contemporain 1 - Michel Foucher », du podcast « Tour d'horizon », Institut d'études de géopolitique appliquée, le 07 mars 2022 : https://soundcloud.com/institut-ega/geopolitique-du-monde-contemporain-1.

[6] Auteur inconnu, « ''Parlez sans détour'' : le ton glaçant de Vladimir Poutine envers le chef des renseignements », Ouest-France, le 23 février 2022 : https://www.ouest-france.fr/europe/russie/vladimir-poutine/parlez-sans-detour-le-ton-glacant-de-vladimir-poutine-envers-le-chef-des-renseignements-a0b89984-9492-11ec-bde8-dbba9f3f1962.

[7] Cf. note 4.

[8] Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, « Chapitre 3. La psychologie de l'engagement », dans « La soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu'ils doivent faire », sous la direction de Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2010, p. 52-94 : https://www.cairn.info/---page-52.htm.

[9] Hal Richard Arkes & Catherine Blumer, « The psychology of sunk cost », Organizational Behavior and Human Decision Process, 35, 124-140 : https://www.researchgate.net/publication/4812596_The_psychology_of_sunk_cost.

[10] Wilmes Andréas, « Le concept de psychopathie est-il cohérent ? Bases cérébrales et responsabilité morale », PSN, 2014/1 (Volume 12), p. 31-49 : https://www.cairn.info/revue-psn-2014-1-page-31.htm.

[11] Jean-Luc Hees, « Ces psychopathes qui nous gouvernent », éditions Plon, le 06 septembre 2018.

[12] Rachel Hosie, «'Malignant narcisissm': Donald Trump displays classic traits of mental illness, claim psychologists », The Independent, 30 janvier 2017 : https://www.independent.co.uk/life-style/health-and-families/donald-trump-mental-illness-narcisissm-us-president-psychologists-inauguration-crowd-size-paranoia-delusion-reality-a7552661.html.