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Vivre dans la vie réelle comme sur internet serait un enfer

24/02/2021

Par Jérôme Bondu, chercheur associé au Conseil scientifique de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée / Directeur du cabinet de conseil en intelligence économique inter-ligere.fr / Auteur de « Maitrisez internet... avant qu'internet ne vous maitrise », 2020 VA Presse et
Inter-Ligere Editions.


Avertissement

Les opinions exprimées dans ce texte n'engagent que la responsabilité de l'auteur

Comment citer cette publication

Jérôme Bondu, « Vivre dans la vie réelle comme sur internet serait un enfer », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Février 2021. URL : https://www.institut-ega.org/l/vivre-dans-la-vie-reelle-comme-sur-internet-serait-un-enfer/


Il est saisissant de comparer ce que l'on peut faire dans la vie réelle et dans la vie numérique. Dans la vie réelle on peut se déplacer librement, acheter un produit et le réparer, lire un livre sans être épié, acheter un produit sans que le prix évolue en fonction de l'intérêt qu'on lui porte... Mais sur internet tout ceci est anormal ou interdit ! Pour bien comprendre la situation, je vous propose d'imaginer trois situations : Que nous vivions sur internet comme dans la vie réelle. Que nous vivions notre vie réelle comme sur internet. Et pour finir, que nous continuions à faire comme si de rien n'était... Partons voyager ensemble sur le numérique.


Si nous vivions sur internet comme dans la vie réelle

Dans la vie réelle, si on achète un appareil, on peut, si on en a la compétence, le démonter, l'améliorer, le réparer. Mais dans la vie numérique, modifier un logiciel propriétaire est interdit. Seuls les logiciels libres permettent cela. Or ils sont relativement peu utilisés, et installer GNU/Linux et Open Office, par exemple, relève d'un choix délibéré pour lequel il faut au moins être informé.

La recherche d'information dans un dictionnaire, un annuaire, une encyclopédie est une activité personnelle et anonyme. Mais sur internet tout est enregistré, depuis nos recherches dans les moteurs de recherche, jusqu'aux cookies laissés sur notre navigateur.

La création d'un réseau d'amis, les rencontres, l'émergence des affinités est du domaine privé. Mais la création d'un compte anonyme sur Facebook est interdite. Facebook est un aspirateur à personnalité avec 100 000 critères d'analyse de notre comportement.

Se balader dans la rue sans être pisté est la norme. Mais le « dark web » est diabolisé, à commencer par ce nom ridicule qui ne correspond pas à la finalité de ce navigateur.

Allons maintenant plus loin et retournons la perspective.

Si nous vivions notre vie réelle comme sur internet

Si l'on vivait la vie réelle comme sur internet, cela donnerait quelque chose comme cela :

  • vous sortez de chez vous avec votre carte d'identité collée sur votre blouson. Vous ne pouvez pas la masquer. C'est votre identifiant. Il vous sera demandé régulièrement ;
  • vous voulez faire des courses. Dans chaque magasin fréquenté, un vendeur prend votre carte en photo. Il récupère aussi les informations sur vos dernières visites dans le magasin et d'où vous venez ;
  • les étalages changent à votre passage, de nouveaux produits sont présentés ou retirés et les prix évoluent aussi en fonction de votre intérêt. Plus vous vous intéressez à un article, plus il est cher ;
  • des caméras vous suivent dans la rue et analysent votre comportement, votre vitesse de déplacement, votre tonus musculaire, votre état de santé, vos conduites à risques... ;
  • vous prenez un journal gratuit. Les articles sont adaptés à ce qui vous intéresse. Un fil d'information capte votre attention, à tel point que vous avez du mal à vous en détacher.
  • vous entrez dans un café pour voir si des connaissances s'y trouvent. Le propriétaire du café vous montre uniquement les connaissances qu'il souhaite que vous voyiez. Même si certaines connaissances sont présentes, vous ne verrez pas forcément leurs messages. Vous trouvez des amis et échangez avec eux. Toutes vos conversations sont enregistrées. Une analyse fine de vos débats permet au propriétaire du café de mesurer vos orientations politiques, religieuses, votre niveau de vie, revenus, capacités à rembourser un crédit... Il sait même par l'analyse des fréquences de vos conversations avec vos interlocuteurs dans le café si vous avez eu une relation sexuelle avec eux. Il utilisera toutes ces informations comme bon lui semble. Il s'est déjà amusé à manipuler vos humeurs pour voir comment vous réagissiez. Pour voir si vous consommiez plus. Il a donné (à l'insu de son plein gré, jure-t-il) des données sur 80 millions de ses consommateurs les plus fragiles psychologiquement à une société qui s'en est servi pour manipuler des élections présidentielles. Le propriétaire de ce café a un monopole écrasant, partout dans le monde, avec 2,5 milliards de consommateurs réguliers ! ;
  • vous sortez du café et vous entrez dans un cinéma. La programmation des films s'adapte à vos goûts et vous tient en haleine. Les films s'enchainent les uns aux autres. Tout est construit pour vous hypnotiser par un savant dosage de violence, conflit, sensualité et de personnalisation. Le déroulé des films a été savamment paramétré par des neuroscientifiques pour provoquer chez vous des décharges régulières de dopamine. Le client n'est pas vous, mais votre Stratium, votre organe cérébral de production de dopamine ;
  • tous vos appels téléphoniques, ouvertures de lettres, déplacements, nombres de pas, vitesse de déplacement ... ont été captés ;
  • il existe dans votre ville une petite rue où il n'y a pas de caméras. C'est la dark rue. Mais pour s'y rendre, il faut un outil spécial et rien que l'obtenir peut vous rendre suspect, quoi que vous y fassiez. Et cela même si vous vous y comportez de manière totalement légale ;
  • chez vous, tous les éléments de votre vie quotidienne (réveil-matin, horloge, chaine hifi, agenda, calculatrice, etc.) sont utilisables après signature d'un contrat. Ces conditions générales d'utilisation stipulent que vos données seront collectées, stockées, analysées. Si vous refusez, l'appareil est inutilisable. Pire, les propriétaires de ces éléments peuvent augmenter ou réduire à distance l'utilité de ces outils. Ou imposer des nouvelles conditions d'utilisation ;
  • une grande partie de la ville a été construite par les sociétés d'un « pays ami » (architectes, constructeurs de maisons, entreprises du BTP, entretien, etc.). Mais de ce fait, l'Administration de ce pays a expliqué en mars 2018 qu'il pouvait avoir accès à toutes vos informations, dès lors que vous utilisez un des éléments construits ou gérés par ses sociétés. Toutes vos données lui appartiennent donc. Il s'en servira pour faire tourner ses outils d'intelligence artificielle et vous proposer des solutions encore plus adaptées à vos besoins. Il n'hésitera pas non plus à utiliser toutes ces données pour faire chanter des cadres de grandes entreprises, intenter des actions en justices et racheter ainsi des sociétés.

Tout ce qui est présenté ici est très exactement, sans rajout ni exagération, ce qui se passe sur internet.

Si nous continuons à vivre comme cela

Voilà cher lecteur votre vie numérique. Qui pourrait souhaiter cela à son pire ennemi ? Alors pourquoi par paresse intellectuelle sommes-nous en train de l'accepter pour nos propres enfants ? Internet n'est pas un monde à part détaché du monde réel. Internet s'interpénètre avec le monde réel, internet a un impact normatif, il s'impose à la vie réelle. Ce que nous connaissons virtuellement glisse doucement dans notre réalité.

Le modèle actuel de l'internet est infernal, mais le grand public ne s'en rend pas compte, car nous nous y croyions libres. Nous nous y croyions libres parce que l'on peut s'y mouvoir librement, naviguer, acheter, lire, visionner. Mais où est la liberté quand tout est surveillé ? Où est la liberté quand on ne maitrise rien des règles du jeu ? Il faut construire un autre modèle ! Mais comment ?

Des pistes existent, comme celles enseignées par l'intelligence économique, que j'ai très modestement vulgarisées dans mon dernier ouvrage « Maîtrisez internet ... avant qu'internet ne vous maîtrise ». Chaque pays doit former des bataillons d'ingénieurs pour déployer les logiciels libres (par exemple GNU/Linux) dans l'administration. Puis inciter les entreprises à faire de même. L'éducation nationale de chaque pays doit dégafamiser son enseignement. Les données des nationaux doivent rester dans le pays, et alimenter ses propres outils d'intelligence artificielle pour avoir une maitrise du destin national. Le Cloud Act de Trump ne doit pas s'imposer aux lois nationales. L'Europe doit mener une bataille juridique bien au-delà du RGPD. Il n'y a rien à attendre des lois antitrust aux États-Unis et du possible démantèlement des GAFAM. C'est un leurre propre à endormir notre vigilance. À titre d'exemple le démantèlement de l'empire de Rockefeller a engendré des compagnies pétrolières qui ont continué à régner (séparément) sur le pétrole. Il faut enfin une politique volontariste pour développer des sociétés technologiques et recréer un système pluraliste. Les retards que cela pourrait causer au départ seront largement rattrapés par les gains ultérieurs en autonomie stratégique. Il s'agit tout simplement d'un investissement à long terme, celui qui pave la voie à une souveraineté numérique. Mais quels États, ou quels regroupement États, sont capables d'investir à long terme dans le numérique ?

Que manque-t-il ? Du courage peut-être, citoyen-internaute ! Les politiques ne feront que ce que vous aurez décidé de faire. Les industriels produiront que ce que vous aurez décidé de consommer. Ne rejetons pas la faute sur les autres, c'est beaucoup trop facile. Notre avenir numérique est juste entre nos mains. Les vôtres. Et c'est la bonne nouvelle qui vient clôturer cet article quelque peu anxiogène (mais parfaitement réaliste). Notre mauvais départ dans cette révolution numérique va nous obliger à agir, à nous saisir du sujet, à nous investir, à mieux nous connaitre. C'est le merveilleux défi de notre génération ! Nous pouvons marquer l'Histoire, et les générations futures nous en seront reconnaissantes.