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Rencontre entre Kim Kim Jong-un et Vladimir Poutine : la « bromance géopolitique » de l’été ?

24/06/2024

Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez Crisis24 (Paris), chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée, docteur en droit international public, chercheur au CERIAS (UQAM ; Montréal), chargé de cours (géopolitique) à l'EDHEC (Lille). 


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Olivier Guillard, Rencontre entre Kim Kim Jong-un et Vladimir Poutine : la « bromance géopolitique » de l'été ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 24 juin 2024.

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Et l'austère, froide, déconcertante Pyongyang a sans tarder replié son tapis rouge, ses ornements d'apparat, effacé ses couleurs vives inhabituelles ; ses milliers d'artistes/figurants assemblés dans la liesse (spontanée que l'on imagine…) le long des artères de la capitale et sur l'immense place Kim Il-sung ont depuis longtemps disparu, les portraits et drapeaux célébrant le visiteur de Moscou été soigneusement rangés. Pour un nouveau quart de siècle ? [1] Probablement pas.

Le très « concentré » sinon fugace [2] séjour dans la capitale nord-coréenne du président russe avait certes débuté plutôt fraichement – sans que la propagande nord-coréenne, pourtant généralement prompte à s'enflammer au moindre écart extérieur ou anicroche, ne s'en émeuve publiquement - ; c'est apparemment en toute décontraction (d'après les images de l'événement diffusées par les médias d'État russe et du Nord) que le maître du Kremlin est descendu de son appareil pour être aussitôt accueilli par Kim Jong-un en personne. Au détail près que cet accueil presque chaleureux se déroulait en pleine nuit, à quelques 3 heures du matin, avec visiblement un retard [3] plus que conséquent sur le programme officiel originel. Un détail sur lequel les autorités nord-coréennes ont jugé bon de ne pas s'attarder.

Qui peut donc ainsi se permettre en toute impunité de faire attendre des heures durant – qui plus au beau milieu de la nuit ! - un dictateur nord-coréen guère habitué à ce genre de sacrilège ? Dans cette anachronique dictature héréditaire kimiste où le moindre faux pas, le moindre écart à l'endroit du régime ou de ses dirigeants suprêmes s'avère généralement fatal (au sens strict du terme), ce quasi-crime de lèse-majesté (probablement prémédité) dont s'est rendu coupable Vladimir Poutine en dit long sur l'assurance du visiteur et sur la vassalité comprise du moment de son hôte nord-coréen.

Bien sûr, pour ce dernier comme pour l'homme fort de Moscou du quart de siècle écoulé (37 années de pouvoir cumulées pour ces deux personnages), l'important était ailleurs et la dithyrambique autant qu'exaltée propagande d'État nord-coréenne insista comme il se doit bien davantage sur les dividendes matériels (militaires) et stratégiques réciproques du premier sommet « Pyongyang style » Poutine – Kim Jong-un - au nord du 38e parallèle. Du reste, le Rodong Sinmun [4] ou la Korean Central News Agency (KCNA) n'ont pas été les seuls organes de presse à évoquer en des mots choisis le volet plus « chaleureux » et « personnel » entre les deux chefs d'État qui aujourd'hui peineraient pareillement à trouver moult capitales étrangères désireuses de les accueillir à bras ouverts : dans les mots du quadragénaire Kim Jong-un, la Russie du Président V. Poutine serait devenue à l'été 2024 « l'amie et l'alliée la plus honnête » de la République populaire démocratique de Corée, et le chef du Kremlin rien de moins que « l'ami le plus cher du peuple (nord) coréen » ; bigre, les compliments forts et pesants que voilà. À moins qu'il ne s'agisse, avec un peu de recul (occidental), d'une bien peu flatteuse qualification que peu de capitales européennes, nord-américaines ou asiatiques jalouseront…

Et le petit-fils du fondateur du régime [5] d'affiner sa pensée et de complaire à son visiteur en ajoutant, entre flatterie et surjeu : « À cet instant, alors que le monde entier s'intéresse de près à Pyongyang, où est arrivée la mission d'amitié de Russie, je me tiens aux côtés des camarades russes – nos amis et camarades les plus honnêtes. » Une telle ouverture méritait bien en retour quelque amabilité de la part de la présidence russe, dont les porte-voix et soutiens de l'aventurisme militaire condamnable en Ukraine ne sont guère nombreux : « Nous apprécions grandement votre soutien constant et indéfectible à la politique russe, notamment vis-à-vis de l'Ukraine. » Sans le dire expressément et moins encore le reconnaître, il s'agissait plus particulièrement de remercier le régime nord-coréen pour sa contribution (in)directe à l'effort de guerre de Moscou en Ukraine en fournissant aux troupes russes déployées indument à 2500 km de Paris (région ukrainienne de Kharkiv) des quantités considérables [6] de munitions, d'armements divers et de vecteurs balistiques. Une contribution substantielle qui naturellement n'est pas sans contreparties diverses [7].

Une fois ces incontournables prévenances de rigueur et autres flagorneries bien senties servies sur la place publique, le binôme Kim – Poutine livra aux médias et au reste du monde la véritable substance (pour Pyongyang et Moscou) de ces brèves interactions [8] au sommet, en révélant sans préambule qu'un nouveau [9] pacte militaire (aux détails encore non publié) venait d'être conclu entre ces deux voisins [10] peu ou prou au ban des nations l'un et l'autre. Et le chef du Kremlin de surprendre l'auditoire et plus encore les observateurs étrangers en annonçant froidement : « L'accord de partenariat global signé aujourd'hui prévoit également la fourniture d'une assistance mutuelle en cas d'agression contre l'une des parties à cet accord. La Fédération de Russie n'exclut pas une coopération militaro-technique avec la République populaire démocratique de Corée, conformément au document signé aujourd'hui. »

Une annonce qui jeta le froid que l'on devine sans mal au sud du 38e parallèle, au « pays du Matin calme » (Corée du Sud), quand bien même un porte-parole de la présidence russe se chargeait de préciser a posteriori que cet accord de partenariat global était avant tout la résultante de « la profonde évolution de la situation géopolitique dans le monde et dans la région » et, avec l'aplomb que l'on connaît du Kremlin, d'assurer que l'accord en question « ne sera pas dirigé contre un pays en particulier, mais assurera une plus grande stabilité Asie du Nord-Est. »

Ce n'est pas la très succincte explication de texte du dictateur nord-coréen qui rassura de quelque manière que ce soit le gouvernement sud-coréen et ses 51 millions d'habitants, Kim Jong-un se bornant à ajouter que cet « accord le plus puissant » était avant tout de nature « pacifique et défensif » et que l'on devait ce dernier « à l'exceptionnelle prévoyance (…) de l'ami le plus cher du peuple coréen », à savoir le Président Vladimir Poutine lui-même. S'il subsistait encore quelque doute sur l'inclinaison contemporaine de Pyongyang en direction de Moscou – un glissement circonstanciel (loin d'être premier du genre depuis la fondation de la RPDC en 1948) loin de plaire à Pékin, très attentive à la dynamique russo-nord-coréenne du moment, celui qui célébrera en fin d'année son 13e anniversaire à la tête de la dictature héréditaire kimiste d'ajouter : « La situation dans le monde devient plus complexe et évolue rapidement. Dans ce contexte, nous entendons renforcer davantage les contacts stratégiques avec la Russie et les dirigeants russes (…) », pour que ces deux nations profitent d'une « période de nouvelle prospérité ».

Nous voilà donc rassurés… Ou plutôt guère. Ce n'est ni du côté de Tokyo, moins encore à Washington ou Séoul que les ondes de choc diverses de cette annonce de pacte Russie-Corée du Nord 2.0, que l'exégèse et le décryptage de ce court mais ombrageux sommet de Pyongyang ont été les plus agréables.

Plus encore après que V. Poutine a dès jeudi 20 juin 2024 depuis Hanoi [11] (Vietnam) laissé entendre que la Russie pourrait « à son tour » en représailles fournir des systèmes d'armes à la Corée du Nord, si Séoul [12] venait à l'avenir à transférer de l'armement aux forces ukrainiennes susceptible d'être employé contre les forces russes. Si jusqu'alors l'évocation d'Hanoi pouvait générer chez Kim Jong-un quelque souvenir amer [13], nul doute que les propos sombres tenus depuis la capitale vietnamienne par le « plus honnête ami et allié du peuple » nord-coréen doivent évoquer du côté de l'austère Pyongyang des sentiments plus satisfaisants.


[1] Avant la visite de ces derniers jours à Pyongyang, le séjour précédent du chef de l'État russe remontait à l'an 2000.

[2] En comparaison surtout de la durée du dernier séjour en Russie de Kim Jong-un en septembre 2023, étiré sur près d'une semaine.

[3] Le chef de l'État russe est coutumier du fait ces dernières décennies ; à l'égard d'autres responsables politiques occidentaux de premier plan ou onusiens notamment, mais a priori jamais vis-à-vis de son homologue de Pékin.

[4] Le quotidien d'État de référence du Parti du travail de Corée, le parti unique de la dictature kimiste.

[5] Kim Il-sung, en 1948.

[6] Les services de renseignement américains et sud-coréens (entre autres observateurs pertinents) évoquent la fourniture par voie ferrée depuis la RPDC de quelques 10 000 à 12 000 conteneurs chargés de munitions, d'armes et de matériels divers.

[7] Le détail précis des contreparties russes à ces fournitures matérielles nord-coréennes n'est bien sûr pas connu de l'auteur. Les observateurs considèrent toutefois que Moscou s'acquitte probablement de sa dette à l'égard de Pyongyang, en plus d'un soutien diplomatique et politique renforcé dernièrement, par une assistance en matière alimentaire, énergétique (pétrole), voire en fournissant une expertise technique dont la RPDC ne dispose pas en propre dans le domaine balistique.

[8] Kim Jong-un et son visiteur auraient eu deux heures de discussion en tête-à-tête, en plus des divers autres temps composant l'agenda du président russe au Nord de la zone démilitarisée (DMZ).

[9] En 1961, la République populaire démocratique de Corée de Kim Il-sung et l'Union soviétique de Nikita Khrouchtchev signaient un Traité d'Amitié, de Coopération et d'Assistance mutuelle.

[10] La Corée du Nord et la Russie partagent une (petite) frontière terrestre commune (18 km de long).

[11] Une capitale fort prisée dernièrement, après avoir successivement reçu le président américain J. Biden en septembre 2023, le chef de l'État chinois Xi Jinping en décembre 2023 et V. Poutine le 20 juin 2024.

[12] ''South Korea blasts Russia-North Korea deal, says it will consider possible arms supplies to Ukraine'', Voice of America, 20 juin 2024.

[13] On pense ici au 2e « sommet » Kim Jong-un/D. Trump organisé dans la capitale vietnamienne en février 2019 ne débouchant sur rien de concret sinon une forte désillusion et un ressentiment tenace (vis-à-vis de Washington) de Kim Jong-un, fort marri de rentrer à Pyongyang sans accord, les mains vides.