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L'utilisation du droit comme arme de guerre économique

26/06/2020

Aliénor Roblot, analyste au sein de la Commission Diplomatie & Intelligence économique de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenue avec Véronique Chapuis-Thuault, Fondatrice et CEO de LEX Colibri, Directrice du Programme Intelligence Juridique de l'Ecole de Guerre Economique, à propos de l'utilisation du droit comme arme de guerre économique.

Comment citer cet entretien :

Véronique Chapuis-Thuault, « L'utilisation du droit comme arme de guerre économique », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Juin 2020. URL : https://www.institut-ega.org/l/lutilisation-du-droit-comme-arme-de-guerre-economique/


Aliénor Roblot : Quelle serait votre définition de l'intelligence juridique ?

Véronique Chapuis-Thuault : L'Intelligence Juridique se définit aujourd'hui comme « l'ensemble des méthodes, des moyens et des techniques permettant à un acteur - public ou privé - de comprendre l'environnement juridique de droit dur (promulgué par les États) et de droit souple (conçu par les acteurs de gré à gré) dont il est tributaire ou qui peut l'impacter, de le mettre en lien avec les enjeux politiques, opérationnels, économiques, sociétaux, financiers, sociaux, scientifiques et autres pour identifier ou anticiper les enjeux, les opportunités et les risques, en appréhender les effets stratégiques, l'intégrer en amont dans ses décisions, agir sur son application ou sur son évolution et de disposer des éléments nécessaires pour pouvoir mettre en œuvre les instruments juridiques et les solutions opérationnelles aptes à étayer ces stratégies et projets. L'Intelligence Juridique utilise notamment les méthodes de l'Intelligence Économique, du marketing du droit, du droit clair, du legal design et de l'innovation juridique (legal design and thinking).

A.R : Quelles différences existe-t-il entre le droit dans l'Intelligence économique et l'Intelligence juridique ?

V. C.-T : L'Intelligence juridique est une matière vaste qui traite de sujets nationaux ou internationaux, macro comme micro, publics ou privés avec pour objectif de mettre en lumière les réponses du droit ou les besoins en interprétation ou en fabrique du droit ainsi que les enjeux, les options et les lignes rouges qui y sont associés. Elle inclut également les questions touchant la place du droit dans la société, notamment à travers l'évolution des métiers du droit et des outils digitaux. 

Considérer le droit dans l'Intelligence économique est une des composantes de l'Intelligence juridique.

A.R : Quelles évolutions majeures a connu le domaine du droit créant un contexte favorable à l'émergence de ces nouveaux concepts ?

V. C.-T : L'utilisation du droit comme une arme de guerre économique notamment à travers l'extra-territorialité de certaines lois étrangères a fait naître une vraie prise de conscience. 

Autre facteur plus lié à la science, le développement de systèmes d'intelligence artificielle pour diffuser produire du droit a montré l'influence sur le concepteur du robot de son environnement juridique, donc par ricochet sur l'utilisateur. 

Ce dernier doit s'adapter à un mode de pensée juridique qui n'est pas le sien ; ce qui n'est pas sans poser des difficultés. Les concepts d'Intelligence Juridique ou de droit de l'Intelligence Économique avaient émergé vers les années 2010 mais n'avaient pas encore été réellement déployés. Consciente de l'importance d'associer la question du droit à la question de la stratégie, l'École de Guerre Économique a lancé en 2019 une filière d'Intelligence Juridique via un MBA Executif d'Intelligence Juridique, des cycles de conférences, des webinars, des publications et des travaux de recherche. C'est une voie clé pour déployer l'Intelligence Juridique et montrer la valeur ajoutée qu'elle peut produire.

A.R : Quels enjeux cela représente pour la sécurité des entreprises ? En quoi le droit est-il devenu une arme de guerre économique ?

V. C.-T : Les entreprises doivent aujourd'hui, plus que jamais, anticiper les évolutions du droit mais aussi de l'usage que les autres acteurs économiques en font, par exemple à travers le phénomène d'ubérisation, de contractualisation ou de choix de place pour le règlement des litiges. Les coûts des découvertes ou des non-conformités se sont considérablement alourdis. Certaines entreprises peuvent perdre des parts de marché ou même disparaître si elles n'anticipent pas les phénomères juridiques. Elles ont également de plus en plus besoin de faire de la prévention pour éviter des condamnations pour non-conformité ou des procès coûteux. Les États, quant à eux, à commencer par les États-Unis, ont utilisé le droit pour étendre leur puissance au-delà des frontières notamment via les lois ayant des effets extra-territoriaux (lutte contre la corruption, pays sous sanctions, lutte contre les cartels illicites, règlement européen de protection des données personnelles, etc.). 

L'Intelligence Juridique facilite la détection et l'analyse des actions ou des nouveautés à enjeux juridiques et permet la conception de solutions dans un dialogue inter-métiers prenant en compte le droit en amont dans les processus de décision, avec un gain de temps et d'argent. 

Vérifier la conformité d'un projet au droit, c'est à dire a posteriori, est une habitude historique qui est en train d'être dépassée pour des raisons d'efficacité.

A.R : Quelle responsabilité ont les dirigeants face à la sécurité juridique dans la protection des actifs de leurs entreprises ?

V. C.-T : Les dirigeants sont de plus en plus exposés à titre personnel sur divers champs de responsabilité. La moralisation des affaires conduit à lever le voile de l'entreprise pour challenger le décideur en direct. S'ajoutent à cette évolution les questions de réputation et de e-réputation parfois séparées de celles de l'entreprise mais dont les effets peuvent se rejoindre compte tenu de la porosité entre les réseaux professionnels et privés. Et on a vu que les délégations de pouvoirs n'apportent plus la protection qui étaient leur raison d'être à l'origine. 

L'information et la formation des dirigeants deviennent une priorité pour leur protection. 

L'avantage de l'Intelligence Juridique est de leur apporter des grilles de lecture claires et pragmatiques pour faciliter leur prise de décision ou permettre la co-construction de solutions. C'est un changement d'approche significatif mais efficace.

A.R : Quelle responsabilité incombe à l'État dans la protection juridique des entreprises françaises ?

V. C.-T : L'État, en tant que législateur, doit veiller à faire évoluer le Droit de façon à conserver l'efficacité de la protection juridique qu'il procure aux entreprises. Il doit veiller également à conserver l'attractivité du Droit et des tribunaux de son pays. La pertinence de la règle face aux questions industrielles, sociales, financières, économiques ou autres, la clarté et la transparence de son contenu, l'accessibilité et la fiabilité des tribunaux sont des critères clés qu'il se doit de préserver pour apporter la sécurité juridique nécessaire aux affaires. Enfin, l'État, en lien avec les acteurs économiques, doit organiser le rayonnement de son Droit et la publicité de la qualité de sa justice pour attirer les transactions et les résolutions de litiges. 

Les entreprises ayant besoin de prévoir et de trouver des solutions rapidement pour faire des affaires en sécurité, ont besoin de ces réponses de l'État qui leur sont essentielles.

A.R : Quels sont, selon vous,  ls axes de développement prioritaires dans le domaine de l'Intelligence Juridique au niveau des entreprises et de l'État ?

V. C.-T : Dans la guerre économique, des protections doivent être conçues contre les effets extraterritoriaux de certaines lois. C'est une des priorités. Le droit a également un rôle à jouer sur les questions de dépendance économique. 

Nous avons vu, à la lumière de la malheureuse crise sanitaire liée à la Covid-19, que cette dépendance pouvait avoir des conséquences graves pour les entreprises. 

Les juristes ont été sur le pont pour analyser, trouver des solutions contractuelles, juridiques en collaboration étroites avec les autres métiers de l'entreprise. Ceci va laisser des traces durables dans les politiques contractuelles à travers le monde. Par ailleurs, suivre les évolutions telles que le développement des GAFA, celui de l'intelligence artificielle ou encore celui des cyber-violences sur internet sont d'autres axes prioritaires où l'approche croisée des questions stratégiques, opérationnelles et juridiques via l'intelligence juridique, doit permettre de co-concevoir des solutions opérationnelles et juridiques pour y répondre. Certaines solutions seront au niveau de l'État (par exemple, la nouvelle loi de blocage), d'autres seront au niveau des entreprises (par exemple, la formation à l'auto-modération au respect pour lutter contre les cyber-violences sur internet proposée par Respect Zone). Enfin, les mutations profondes que nous vivons avec la mondialisation et la digitalisation nous obligent à nous former autrement pour être capable de réfléchir autrement et co-construire rapidement des solutions utiles pour les acteurs économiques. 

L'objectif premier de l'Intelligence Juridique est de transmettre des clés et des méthodes pour y parvenir.

A.R : Dans quel contexte avez-vous créé l'entreprise Lex Colibri et quels étaient vos objectifs ?

V. C.-T : LEX Colibri a été créée pour matérialiser le déploiement de l'Intelligence Juridique avec un objectif : simplifier le droit et accompagner le changement. C'est en fin de compte, le fruit de publications que j'ai produites ces dernières années : j'ai fait ce que j'avais recommandé. Concrètement, cela conduit LEX Colibri à fournir aux entreprises des grilles de lecture du droit et des enjeux juridiques, des schématisations des modalités d'application avec les gains et les risques, des programmes organisant son intégration avec un service d'accompagnement à la mise en œuvre. S'y ajoute un programme de digitalisation via la sélection d'une solution existante ou l'expression de besoins pour un développement. Dans tous les cas, le conseil juridique est assuré par un avocat ou un juriste d'entreprise. Faciliter la vie des entreprises dans leur rapport avec le droit, conduit à accompagner également l'évolution des conseils des entreprises : directions juridiques, avocats, experts-comptables, legal et regtech. LEX Colibri aide à la définition de la raison d'être des directions juridiques, leur digitalisation et la présentation de leur valeur ajoutée. Pour les avocats et les experts- comptables, LEX Colibri collabore avec eux pour leur permettre de concevoir une offre plus transparente, plus lisible par les entreprises avec des méthodes et des outils. Enfin, LEX Colibri aide les legal tech à déployer leur solution ou à mieux connaître les besoins de leurs clients pour les faire évoluer. Ces 4 cibles sont cohérentes car c'est leur combinaison qui permet à une entreprise d'agir, in fine, avec la sécurité juridique nécessaire.