Les Dokdo – Takeshima, ce brisant volcanique hypothéquant la détente Corée du Sud – Japon
Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez Crisis24 (Paris) et chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée.
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Olivier Guillard, Les Dokdo – Takeshima, ce brisant volcanique hypothéquant la détente Corée du Sud – Japon, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 22mars 2024.
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Lundi 18 mars 2024, dans un compréhensible mouvement unanime de réprobation et de critique, Séoul, Tokyo et Washington condamnaient sans hésitation le énième aventurisme balistique nord-coréen mené quelques heures plus tôt, lorsqu'une salve de trois missiles à courte portée (SRBM) portant le sceau de la République populaire démocratique de Corée (RPDC) et tirés [1] depuis la région de Pyongyang achevait sa course 300 km plus loin en mer de l'Est / mer du Japon.
Un mois plus tôt (le 22 février), les diplomaties sud-coréenne et japonaise étaient en phase pour harmoniser leur approche bilatérale (trilatérale en y ajoutant les États-Unis, le seul allié stratégique commun aux deux pays) de l'épineux dossier nucléaire et balistique nord-coréen, ainsi qu'un communiqué des Affaires étrangères sud-coréennes (en marge d'une réunion du G20 au Brésil) le laissait entendre [2] : « Les deux ministres ont condamné la rhétorique belliqueuse et les provocations récentes de la Corée du Nord, qui aggravent les tensions dans la péninsule coréenne et dans la région (…). Les deux ministres ont échangé leurs points de vue sur la Corée du Nord, qui poursuit ses provocations, et sont convenus de continuer à travailler ensemble (…) ». Beaucoup et peu à la fois, en quelque sorte.
Querelle(s) vivaces et velléités (timides) de concorde
À un an du symbolique 60e anniversaire de la normalisation des relations Corée du Sud – Japon [3], voilà qui semblait toutefois relativement prometteur, tout en étant de nature à satisfaire la Maison-Blanche, le département d'État et le Pentagone, toujours prompts à tenter de rapprocher Séoul de Tokyo d'aplanir leur kyrielle de différends (historiques, territoriaux, etc.)
Pourtant, ce même 22 février 2024, l'atmosphère entre les capitales nipponne et sud-coréenne étaient de toute évidence à des miles nautiques d'un authentique esprit de concorde et de sérénité ; jugez plutôt, à la lecture ci-dessous des arguments d'un porte-parole du ministère sud-coréen des Affaires étrangères sur le délicat autant que sensible différend territorial en mer de l'Est / mer du Japon portant sur moins de 200 m² (187,5 m² pour être précis) : « Le gouvernement (sud-coréen) proteste vigoureusement contre les revendications territoriales répétées et injustes du Japon sur (les îles) Dokdo, comme l'a montré l'organisation de la "Journée de Takeshima" dans la préfecture de Shimane et la présence de hauts fonctionnaires (...). Les Dokdo sont sans aucun doute notre territoire inhérent, historiquement, géographiquement et en vertu du droit international. Le gouvernement japonais doit rapidement abandonner ses revendications injustes sur (les îles) Dokdo et faire face à l'histoire avec une attitude humble ». [4]
Éclairons ci-après en quelques mots, données, surface, latitude et longitude nos lecteurs sur les données techniques, les tenants et aboutissants historiques de ce contentieux territorial ressurgissant généralement en février dans l'actualité nippo-sud-coréennes. Anciennement dénommés Rochers Liancourt [5], les Dokdo (selon l'appellation sud-coréenne officielle) ou Takeshima (pour le gouvernement japonais) sont un groupe de 91 petites îles essaimées en mer de l'Est / mer du Japon à quasi-équidistance des territoires sud-coréen (à 216 km) et japonais (Honshu est à 211 km). Toutes deux volcaniques, bordées de falaise de tous côtés et globalement dépourvues d'eau potable et de végétation, ses deux plus « grandes » îles Seodo (« île de l'ouest » ; circonférence 2,6 km) et Dongdo (« île de l'Est » ; circonférence 2,8 km) occupent respectivement 88 et 73 m² de rochers, dans un environnement régional notoirement riche en ressources naturelles stratégiques (gaz naturel) et halieutiques (eaux riches en poissons).
Si Séoul comme Tokyo revendiquent toutes deux leur souveraineté nationale sur ce groupe d'îles et les eaux environnantes, en 2024, leur contrôle de facto revient bien à la République de Corée (Corée du Sud), qui maintient sur place de manière permanente un petit contingent composé d'une vingtaine de policiers, de gardiens de phare et de fonctionnaires ; plusieurs centaines de visiteurs cinglent quotidiennement (depuis l'escale de l'île sud-coréenne Ulleung-gun) vers ce périmètre disputé pour découvrir les emblématiques Dongdo et Seodo et prendre la pause le temps d'un cliché [6].
Souveraineté, arguments et contre-arguments
Pour les autorités de Séoul, la problématique en question est d'une évidente simplicité sinon limpidité ; sur le site internet du ministère sud-coréen des Affaires étrangères [7], la thématique est exposée en quelques courtes lignes claires comme suit : « Dokdo fait partie intégrante du territoire coréen, historiquement, géographiquement et en vertu du droit international. Il n'existe pas de différend territorial concernant Dokdo, qui n'est donc pas une question à traiter par le biais de négociations diplomatiques ou d'un règlement judiciaire. Le gouvernement de la République de Corée exerce la souveraineté territoriale irréfutable de la Corée sur Dokdo. Le gouvernement traitera avec fermeté et détermination toute provocation et continuera à défendre l'intégrité territoriale de la Corée sur Dokdo ».
À Tokyo, l'interprétation du différend interétatique et la question de la territorialité sont ainsi qu'on peut l'imaginer quelque peu différentes de la thèse prévalent au « pays du Matin Calme ». Sur le site Internet du Ministry of Foreign Affairs of Japan, le sujet fait l'objet d'un soin particulier en matière de présentation des faits, à destination de l'opinion domestique et extérieure qu'il s'agit idéalement de gagner toutes deux à la cause nippone.
Dans un document intitulé Takeshima. Definitive clarifications as to why Takeshima is Japan's territory! 10 points to understand the Takeshima Dispute, les rédacteurs nippons se livrent à l'exercice ardu de l'exposé de leur position, expliquant notamment dès le préambule : « Takeshima fait incontestablement partie intégrante du territoire japonais, à la lumière des faits historiques et sur la base du droit international (...). Le Japon continuera à chercher à régler le différend relatif à la souveraineté territoriale sur Takeshima sur la base du droit international, de manière calme et pacifique ».
À Séoul, un sujet particulièrement sensible ne tolérant pas le moindre écart
Certains faits intervenus lors du trimestre écoulé illustreront notre propos. Alors que mi-décembre six appareils militaires chinois et russes passaient (sans préavis ni autorisation) à proximité immédiate des îles Dokdo (contraignant la chasse sud-coréenne à décoller en direction des intrus [8]), le 28 décembre 2023, c'est le président sud-coréen Yoon en personne [9] qui demandait au ministère de la Défense la rectification du contenu d'un manuel destiné aux soldats, en ce que ce dernier, en évoquant les îles Dokdo, décrit ces dernières comme un « territoire disputé » avec le Japon ; une erreur domestique qui ne saurait naturellement demeurer en l'état. Deux jours plus tard, le gouvernement japonais protestait auprès de l'ambassade sud-coréenne de Tokyo de l'organisation peu avant de manœuvres militaires sud-coréennes (de routine selon Séoul) dont la trame générale figurait la défense des Dokdo / Takeshima contre une menace extérieure [10].
Un mois plus tard (fin janvier 2024), peu après que la ministre japonaise des Affaires étrangères Y. Kamikaya ait lors d'une allocution à l'Assemblée nationale mentionné les Takeshima comme faisant partie intégrante du territoire nippon, le ministère sud-coréen ne perdait pas une minute pour réagir et prévenir Tokyo : « Nous répondrons de manière résolue à toute provocation émanant du Japon au sujet de ces îles / îlots » [11], tonnait le chef de la diplomatie du « pays du Matin Calme ». Vint ensuite, fin février 2024, la célébration annuelle dans l'archipel japonais [12] (depuis 2006) du « Takeshima Day » [13] (le 22), dont le ministère sud-coréen des Affaires étrangères demandait « l'abolition immédiate » [14] et convoquait à ce propos le numéro deux de l'ambassade nipponne à Séoul à venir s'expliquer.
Une esquisse de détente (déjà toute relative) lestée par ce différend insulaire
Bien sûr, il saurait être question – qui plus est à quelques semaines désormais d'élections générales à l'issue incertaine au sud du 38e parallèle (scrutin parlementaire le 10 avril) - pour les autorités sud-coréennes de faire montre d'une quelconque faiblesse sur la question territoriale en mer de l'Est / mer du Japon vis-à-vis de Tokyo ; l'opposition, la frange très conservatrice de l'électorat, ne le pardonnerait surement pas au locataire de la Maison Bleue (présidence Yoon) et sanctionnerait surement, bulletin de vote et sondages d'opinion cinglants en mains, pareille clémence à l'égard du voisin archipélagique oriental dont l'empreinte coloniale dans la péninsule coréenne (entre 1910 et 1945) et ses meurtrissures profondes demeurent en 2024 à l'esprit des 78 millions de Coréens, au nord (26 millions en RPDC) comme au sud (52 millions d'habitants) de la zone démilitarisée (DMZ).
Certes, depuis son accession à la présidence en 2022, le 8e chef de l'État sud-coréen (de la VI République) s'est hardiment engagé sur la (rude autant qu'incertaine) pente de la décrispation nippo-sud-coréenne, dans un élan applaudi des deux mains par l'administration américaine [15], trop heureuse d'une telle dynamique bilatérale par définition contre-nature. En mars 2023, l'administration Yoon annonçait unilatéralement qu'une fondation sud-coréenne affiliée au gouvernement verserait des indemnités aux plaignants sud-coréens en lieu et place des entreprises japonaises poursuivies pour leur participation à l'effort de guerre national lors du second conflit mondial. Une démarche incontestablement courageuse, audacieuse et loin d'être du goût de tous et de toutes [16], dans le sud de la péninsule comme dans l'archipel nippon. La cheffe de la diplomatie japonaise relevait le mois dernier le bénéfice de ces méritants efforts de rapprochement, considérant que depuis un an, des « avancées significatives [17] » méritaient d'être saluées.
Entre bonne volonté et pragmatisme
Le chantier, considérable, reste exposé à bien des vents contraires. Dans les contrées rocheuses, volcaniques et contestées de la mer de l'Est / mer du Japon tout particulièrement.
Dans un an, en 2025, Séoul et Tokyo sont censées célébrer le 60e anniversaire de la normalisation de leurs relations diplomatiques bilatérales : en l'état fébrile actuel des rapports, fragilisés par une série de différends anciens, douloureux, peinant à se solder voire même à simplement s'atténuer avec le temps [18], on imagine difficilement dans ces deux pays majeurs d'Asie orientale une liesse populaire transcender pour l'événement cet héritage pesant de reproches, de méfiance et de mésestime. « Malheureusement, 55 ans après l'établissement du traité sur les relations fondamentales entre le Japon et la Corée du Sud, une relation amicale entre les deux États et une résolution du différend Dokdo/Takeshima semblent peu probables dans un avenir prévisible » [19] déplorait au printemps 2020 une universitaire australienne. Quatre années plus tard et bien des soubresauts entre Séoul et Tokyo, cette prédiction académique brille toujours par sa pertinence et son actualité. Sans véritablement surprendre.
[1] Le 2e tir de missile balistique de l'année (après le tir d'un IRBM mi-janvier). Un mois plus tard, le 14 février, la RPDC procédait au tir de son nouveau missile de croisière sol-mer (Padasuri-6) depuis sa côte orientale.
[2] ''S. Korean, Japanese FMs agree to cooperate to address N. Korean issues: Tokyo gov't'', Yonhap News Agency, 22 février 2024.
[3] En référence à la signature le 22 juin 1965 du Treaty on Basic Relations Between Japan and the Republic of Korea établissant des relations diplomatiques entre ces deux voisins d'Asie orientale à l'histoire tumultueuse (on pense ici principalement à la douloureuse période de l'administration coloniale japonaise sur la péninsule coréenne entre 1910 et 1945).
[4] ''S. Korea calls in Japanese diplomat over event echoing Tokyo's Dokdo claims'', Yonhap News Agency, 22 février 2024.
[5] En référence au baleinier (navire utilisé pour la chasse à la baleine) français Le Liancourt qui, parti du Havre, fit a priori la découverte au milieu du XIXe siècle de cet archipel inhabité posé entre la péninsule coréenne et l'archipel japonais. En 1787, le Comte de la Pérouse, explorateur de son temps, atteignait quant à lui l'île Utsuryo (50 km au nord-ouest des Dokdo) qu'il nomma Dagelet.
[6] 3,2 millions de visiteurs entre 2005 et fin 2023 (232 000 visiteurs cette année-là).
[7] Voir https://dokdo.mofa.go.kr
[8] ''6 Chinese, Russian military aircraft enter S. Korea's air defense zone'', Yonhap news agency, 14 décembre 2023.
[9] ''Yoon orders immediate correction to Defense Ministry textbook's incorrect Dokdo description'', Korea JoongAng Daily, 28 décembre 2023.
[10] ''Japan protests reported Korean military drill for defense of Dokdo islets, The Korea Times, 30 décembre 2023.
[11] ''Foreign Ministry demands retraction of top Japanese diplomat's Dokdo claim'', Korea JoongAng Daily, 30 janvier 2024.
[12] Dans la préfecture Shimane, plus précisément.
[13] En Corée du Sud, on célèbre en octobre le Dokdo Day depuis l'an 2000.
[14] Korea JoongAng Daily, 22 février 2024.
[15] South China Morning Post, 6 février 2024.
[16] ''Challenges remain after Japan-South Korea wartime labor resolution'', The Japan Times, 6 mars 2024.
[17] Ministry of Foreign Affairs of Japan, Japan-ROK Foreign Ministers' Meeting, 21 février 2024.
[18] On pense ici particulièrement aux conséquences multiples des 35 années de colonisation nippone de la péninsule coréenne entre 1910 et 1945 ; à la question si douloureuse des femmes de réconfort ; ou encore à la visite annuelle du sanctuaire Yasukini (dédié aux personnes mortes au combat – dont des criminels de guerre - en servant l'empereur du Japon entre 1867 à 1951) à Tokyo par des personnalités politiques de premier plan.
[19] Olivia Tasevski, ''Islands of ire: The South Kore – Japan dispute'', Lowy Institute, 27 avril 2020.