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La revue nationale stratégique 2022 : un alignement de slogans pour une démarche inaboutie ?

17/11/2022

Par Yohan Briant et Alexandre Negrus, respectivement directeur général et président de l'Institut d'études de géopolitique appliquée


La nouvelle revue nationale stratégique (RNS) est l'actualisation de principes anciens, considérés au prisme de la rupture institutionnelle et stratégique. Pensée comme le prolongement de la précédente RNS, de la stratégie pour l'Indopacifique (2018) et de la Boussole stratégique européenne (2022, élaborée sous la présidence française de l'Union européenne) ou encore du nouveau concept stratégique de l'OTAN (2022, à l'occasion du sommet de Madrid), cette RNS rappelle les défis auxquels la France doit faire face, puis tente d'offrir des réponses (« objectifs stratégiques ») consécutivement à « l'affaiblissement des normes et des tabous », mais également en raison des modifications, profondes et irréversibles, du climat, de l'environnement économique mondial, ainsi que des sociétés occidentales. Parmi ces tabous, on peut citer la remise en cause partielle du dogme néolibéral en faveur d'un cadre plus souverain, au sein duquel l'État aurait davantage de contrôle, mais également en faveur d'un modèle économique plus durable. Dans le sillage du virage souverainiste entamé dès la fin de son précédent quinquennat, Emmanuel Macron fait de la mobilisation des forces vives de la nation, (comprendre le tissu économique et industriel français) l'objet de deux des dix objectifs stratégiques de la RNS. Le développement d'une « économie concourant à l'esprit de défense » comprend ainsi la « relocalisation des chaînes de production [...] et la diversification des approvisionnements », le « développement des filières de recyclage » ainsi que l'élaboration d'un « plan de préparation à l'économie de guerre ».

Le contournement d'un autre type de normes est le fait de puissances étrangères, au premier rang desquels la Russie et la Chine, identifiés comme « principaux antagonistes », en raison d'une incompatibilité systémique. Le domaine cyber, secteur privilégié par Pékin et Moscou, est au centre de la RNF, cité pas moins de 48 fois et adossé tant à la dimension opérationnelle des opérations de défense, qu'à la protection des infrastructures, ou à celle des populations. La guerre informationnelle existe également sous la forme d'une « bataille de l'influence », dont la défense des fondamentaux (respect du droit international, universalisme des valeurs démocratiques, multilatéralisme, etc.) est de nature existentielle pour la France. Par ailleurs, l'idée, selon laquelle « convaincre fait partie des objectifs stratégiques », fait écho au changement de paradigme auquel la France est confrontée en Afrique subsaharienne, confirme l'importance accordée à la lutte informationnelle et consacre le renouvellement des formes et de la dimension du rôle de pourvoyeur de sécurité revendiqué par la France, annoncé par l'annonce de la fin de l'opération Barkhane.

L'apparent volte-face atlantiste d'Emmanuel Macron est donc non seulement dans la pleine continuation des politiques de défenses françaises entreprises depuis une dizaine d'années, mais témoigne également de la rupture qui s'est matérialisée par l'invasion de l'Ukraine. Consciente de l'importance que joue l'OTAN d'un point de vue sécuritaire et également au niveau de la représentation de nombre de ses partenaires européens, la France tente de valoriser son particularisme (politique, ainsi qu'au niveau de ses capacités opérationnelles uniques en Europe) au sein d'une alliance éminemment plurielle. Il en résulte une volonté réaffirmée de nouer des partenariats stratégiques avec de nouveaux acteurs, européens ou non, atlantistes ou non, et de redynamiser des partenariats existants, tout en demeurant une « nation cadre » de l'OTAN, dans l'optique confirmée de demeurer une « puissance d'équilibre » à l'échelle « globale ».

Sur le papier, l'Élysée reste cohérent tout en semblant avoir saisi l'évolution des enjeux liés à la défense nationale. Pour autant, certains concepts et idées, peu ou pas définis, sonnent comme autant d'offrandes faites aux acteurs de la défense dont on ignore le degré d'implication dans la réalisation de ce projet. La question des moyens (pensés en amont ou en aval des objectifs stratégiques ?) et de la pérennité du projet, quand on connaît l'instabilité du gouvernement et l'extrême volatilité du contexte social, ne doivent pas non plus être négligée.

A la lecture du document, le constat est sans appel. Si l'énumération de dix objectifs stratégiques est en apparence salutaire, il n'en demeure pas moins que le document ressemble à un alignement de concepts saupoudrés de slogans. Si l'exécutif tend à démonter qu'il a des stratégies, peut-être cela démontre-t-il qu'il n'a pas de stratégie. Si les précédentes éditions étaient intelligibles, c'est largement moins le cas en l'espèce. Cette revue stratégique a été rédigée dans l'urgence, dans un contexte de guerre d'Ukraine et sans la moindre collégialité. Il aurait été judicieux d'associer, comme ce fut déjà le cas dans le passé, des experts - civils, militaires, institutions publiques, entreprises privées - qui, par l'hétérogénéité des profils et compétences auraient fixé une stratégie claire.

Les constats dressés sont similaires à ceux qui l'ont été dans d'autres documents récents, notamment le nouveau concept stratégique de l'OTAN et la boussole stratégique européenne. La rédaction d'un document français n'est pour autant pas inutile tant il est important, au regard de l'accélération des dynamiques géopolitiques, de fixer une ligne directrice dans l'appréhension des enjeux. Il est tout autant important de désigner, clairement, ceux qui sont hostiles à la France. Un décalage entre le discours de Toulon du Président français Emmanuel Macron le 9 novembre 2022 et la revue stratégique nationale est à mettre en avant. Il est ainsi regrettable qu'oralement, Emmanuel Macron n'ait pas fait mention de ceux qui sont ouvertement « concurrents » et « compétiteurs », voire « hostiles » à la France.

L'énumération de concepts et de constats donne finalement lieu à un document peu harmonieux et comportant des redondances. Sur le fond, au-delà du constat, il serait pertinent d'en tirer des conséquences concrètes à différentes échelles (sécurité, environnement, militaire entre autres). La Russie et la Chine font l'objet de nombreuses citations dans ce document et les constats sont nombreux. Ces acteurs représentent pour la France et pour l'Union européenne une menace mais, au-delà des postures exposées, il n'apparaît pas que de réelles conséquences en soient tirées. Qu'en est-il des moyens mis en œuvre pour y faire face ? La lecture du document donne le sentiment que la France entend faire plus et partout, alors même que dans les faits elle n'est pas dotée de tous les moyens dont elle a besoin pour accomplir ses missions actuelles. Le document semble donc confondre fins et moyens alors qu'il aurait été judicieux d'évoquer avec précision la transformation des capacités des armées françaises, de définir des choix et prioriser les efforts à accomplir. Nombre d'éléments mériteraient d'être mesurés et quantifiés pour rééquilibrer les efforts et engagements de la France. Des arbitrages sont à ce jour nécessaires. Or cette revue n'en propose guère.

La RNS fait également l'économie de toute mention relative à une menace en provenance de l'intérieur du territoire national français, à savoir les relais idéologiques des acteurs évoqués dans la revue.

Il sera enfin soulevé que la guerre cognitive mériterait des développements concrets et la définition d'une véritable doctrine pour y faire face alors-même que ni la France ni l'Union européenne n'y semblent préparées. La Chine, la Russie mais aussi les États-Unis livrent une guerre que l'on qualifiera d'« invisible » mais dont les effets se font ressentir. Cela constitue une menace très prégnante qui va s'accentuer.