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La paix, ce mirage hors de portée se refusant obstinément à l’Asie-Pacifique

13/05/2024

Par Olivier Guillard, chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal – UQAM), directeur de l'Information chez CRISIS24 (groupe GardaWorld) et enseignant en géopolitique à l'EDHEC (Lille).


Citer cette publication

Olivier Guillard, La paix, ce mirage hors de portée se refusant obstinément à l'Asie-Pacifique, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 13 mai 2024.

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L'ancien Ceylan (Sri Lanka depuis 1972) célèbrera bientôt le 15e anniversaire de la fin de la guerre civile et du retour de la paix (printemps 2009) dans cette destination insulaire de l'océan Indien, par ailleurs frappée une décennie plus tard (avril 2019) par une tragédie terroriste sans précédent [1] dans l'histoire nationale.

Dans le sous-continent indien toujours, 3000 km vers le nord-ouest, l'Afghanistan débarrassé depuis l'été 2021 d'un interminable conflit civil, de son lot quotidien de combats, de destructions et de malheurs, « célébrera » sous peu le 1000e jour de l'Émirat islamique sous la gouvernance radicale talibane [2] ; sans précipiter une quelconque reconnaissance internationale [3] de ce régime radical faisant si peu cas de la condition féminine, du respect des droits de l'homme, des mérites multiples de la démocratie, entre autres fondamentaux négligés.

Voilà un trimestre (février 2024), dans l'ancien Siam (Thaïlande), les émissaires du gouvernement Srettha Thavisin [4] et les représentants de l'insurrection musulmane séparatiste (Barisan Revolusi Nasional ; BRN), reprenaient après une longue « pause » les pourparlers de paix et s'accordaient sur une feuille de route devant baliser la suite des opérations, un Joint Comprehensive Plan Toward Peace (JCPP) censé guider à l'avenir le sud-thaïlandais vers un horizon moins belliqueux ; même si le chemin semble encore erratique et bien heurté, pour dire le moins [5].

Or, si on se tourne à présent vers la volatile Asie orientale et sa kyrielle de contentieux, de rivalités et d'ambitions contrariées (péninsule coréenne, détroit de Taiwan, mer de Chine de l'Est, Kouriles du Sud, etc.), vers le non moins fébrile sud-est asiatique (Birmanie, mer de Chine du Sud), en direction de l'Asie méridionale (Inde – Pakistan ; Pakistan – Afghanistan ; Pakistan – Iran) ou encore sur les marges occidentales (Ladakh) et orientales (État indien de l'Arunachal Pradesh) de l'effervescente frontière himalayenne sino-indienne, l'observateur le plus résolu à magnifier le moindre signe tangible, à s'enflammer de la plus petite esquisse de décrispation se dessinant entre les parties au(x) différend(s), peinera lui-même à pointer du doigt, en ce printemps 2024, un seul exemple d'évolution positive récente, un seul cas concret augurant à terme une hypothétique sortie de crise, à défaut de pouvoir parler de perspective de paix.

Sans aucunement assombrir plus encore les augures, de l'Arakan (ouest birman) au haut-fond Scarborough (mer de Chine du Sud), de Pyongyang (Corée du Nord) aux Senkaku (mer de Chine de l'Est), de la vallée de Tawang (frontière Inde – Chine) aux îles Kinmen (Taiwan), des Kouriles du Sud à la Line of Control (LoC ; Cachemire), vers où orienter le regard en ces premiers jours de mai pour déceler quelque infime raison de ne pas verser dans le pessimisme et la résignation ?

Asie du Sud-Est

En ces premiers jours de mai, il n'est pas nécessaire de s'appesantir des heures sur la lecture de la presse birmane pour comprendre, de l'État Kachin à la région de Sagaing, combien ce trait d'union entre le sous-continent indien et le Sud-Est asiatique demeure enserré dans les griffes d'un conflit civil meurtrier, otage et victime et d'une junte militaire honnie prête à sacrifier le court et le moyen terme de 50 millions de Birmans sur l'autel de son mépris pour la démocratie et ses appétences prédatrices assumées sur l'économie et les ressources naturelles d'un pays autrefois prospère [6].

Réduite à recourir à la conscription tous azimuts pour pallier ses revers militaires sur le terrain, les défections dans ses rangs, l'armée régulière à la solde du régime militaire fait le dos rond face aux avancées spectaculaires des people's defence forces [7] (PDF), des groupes ethniques armés (GEA) ; sans avoir dit son dernier mot ni à ce stade envisagé un seul instant de s'asseoir à la table des discussions avec le gouvernement d'unité nationale (NUG ; pro-démocratie) dont l'inspiratrice (Aung San Suu Kyi) demeure toujours, trois ans après le coup d'État militaire, éloignée de tous et de toutes [8]. Moins encore pour annoncer un éventuel retour vers les casernes.

De Rangoun sous étendard militaire (mais où la résistance citoyenne n'a jamais semblé si résiliente) à la très volatile et convoitée mer de Chine du Sud et ses accrochages sino-philippins quasi-hebdomadaires (derniers en date lundi 29 avril à proximité du fort disputé haut-fond Scarborough [9] entre les garde-côtes chinois accompagnés de la milice maritime et deux bâtiments de la marine philippine), la tension s'étire sans rien perdre de son intensité en mettant cette fois aux prises, dans ce contentieux territorial et stratégique régional, plusieurs États aux ambitions et arguments antinomiques ; ici encore, malencontreusement, à la lecture de la dynamique inquiétante de ces derniers mois (récurrence des incidents sur mer, des échanges crispés entre Pékin et Manille, défiance assumée des diverses forces chinoises), envisager à court terme une désescalade négociée entre les différentes parties ne saurait relever autrement que de l'aveuglement naïf, sinon de l'erreur coupable de jugement. Du reste, existe-t-il seulement quelques prophètes hardis pour brandir pareille bannière ?

Asie orientale

Par où commencer dans ce bouillonnant sous-ensemble géographique associant dans une matrice instable la péninsule coréenne et sa défiante dictature héréditaire kimiste d'un côté, et la très préoccupante tension sino-taiwanaise et sa foultitude d'incertitudes et de préoccupations de l'autre ?

Le 23 avril 2024, au lendemain du tir de plusieurs missiles balistiques de courte portée (SRBM) nord-coréens en direction de la mer de l'Est, Pyongyang précisait (à l'intention des 26 millions de Nord-Coréens, de Séoul et de Washington) que Kim Jong-un en personne avait dirigé, pour la première fois, des manœuvres tactiques simulant une contre-attaque nucléaire à l'aide de lance-roquettes multiples « super-larges ». Une précision guère rassurante. En réponse à ce propos tout sauf pacifique et conciliant, au sud du 38e parallèle séparant les deux Corée(s), Séoul via son ministère rétorquait à destination de la belliqueuse et défiante capitale du Nord : « Si la Corée du Nord s'avise d'utiliser des armes (nucléaires), elle sera confrontée à une réponse immédiate, écrasante et décisive de la part de l'alliance entre la Corée du Sud et les États-Unis, et le régime nord-coréen sera exposé à la fin de son existence » [10]. Ambiance de part et d'autre de la zone démilitarisée (DMZ).

Dans cet Extrême-Orient hélas rompu aux tensions interétatiques, aux manœuvres militaires massives confinant parfois aux prémices redoutées d'un conflit, ce n'est pas en ce printemps 2024 (qui plus est à quelques jours de l'entrée en fonction le 20 mai à Taipei du nouveau président pro-indépendance et guère sinophile taiwanais) du côté du détroit de Taiwan que l'on trouvera un peu de sérénité et la silhouette lointaine d'une colombe de la paix. Le 20 avril, soit un mois tout juste avant l'investiture du nouveau chef de l'État taiwanais Lai Ching-te, Taipei signalait en l'espace de trois heures la présence de 21 appareils militaires chinois à proximité immédiate de l'île rebelle ; une volumétrie à maints égards inquiétante mais pourtant presque devenue anodine, tant les forces chinoises n'ont de cesse de harceler/tester dans les airs et sur mer leurs homologues taiwanaises, désormais en permanence sur le qui-vive. Pour le seul mois d'avril, le ministère taiwanais de la Défense ne comptabilise pas moins de 247 incursions aériennes et 176 incursions maritimes chinoises autour de Taiwan et Pékin de se défendre de toutes mauvaises manières ou provocations intentionnelles dans le détroit de Taiwan en expliquant (sans véritablement convaincre) que l'activité des forces chinoises des derniers jours serait en lien avec les manœuvres militaires conjointes des États-Unis et des Philippines (Balikatan 2024 ; 22 avril – 10 mai) menées dans un périmètre proche, dans une zone précise de la mer de Chine du Sud. Dans le même temps, un article paru dans la revue chinoise Cross-Taiwan Strait Studies déclame qu'une période « d'instabilité » et « d'incertitude » prévaut à Taipei depuis la victoire de William Lai Ching-te (DPP) lors du scrutin présidentiel de janvier, et prédit que la République de Chine (Taïwan) pourrait être confrontée à un « tsunami politique » en 2025 [11].

Pour ne rien arranger dans cette décidément bien remuante Asie de l'Est, la marine chinoise a annoncé des manœuvres en mer de Chine de l'Est du 1er au 9 mai, dans un périmètre âprement disputé entre Pékin et Tokyo, la souveraineté des îles Senkaku / Diaoyu ; peu après que les autorités chinoises se sont émues du déplacement sur zone d'une délégation parlementaire nipponne fin avril [12].

N'omettons pas ici d'écrire quelques mots de la crispation observée dernièrement (énième épisode d'une saga russo-nippone sans fin) entre Tokyo et Moscou, deux capitales n'ayant toujours pas conclu, 79 années après le terme de la Seconde Guerre mondiale, de traité de paix en bonne et due forme, suscitée par un positionnement pour le moins opposé [13] au sujet des tristes événements se déroulant depuis février 2022 en Ukraine. Une situation de nature à compliquer plus encore qu'elle ne l'est la résolution du contentieux territorial sur un quatuor d'îles de l'archipel des Kouriles (les Territoires du Nord pour le Japon) situées au nord-est d'Hokkaido, dont Tokyo et Moscou se disputent encore âprement ce jour [14] la souveraineté. Comment du reste interpréter de manière optimiste le propos de l'ancien président russe D. Medvedev qui, fin janvier, déclarait doctement qu'il ne saurait y avoir de conclusion de traité de paix entre les deux pays tant que subsisterait [15] un contentieux territorial ?

Asie du Sud

À la lecture de la presse indienne [16] et pakistanaise [17] de ces derniers jours, une lueur d'espoir pourrait naître et faire penser à des jours (enfin) meilleurs entre Islamabad et New Delhi. Plus pragmatiquement, on ne peut hélas s'empêcher de se montrer quelque peu sceptique et réservé, pour dire le moins, sur le sujet : alors que la « plus grande démocratie du monde » entamait son très long marathon électoral (du 26 avril au 1er juin) et appelait ses 970 millions d'inscrits sur les listes électorales à converger (en 7 phases) vers les bureaux de vote pour renouveler l'Assemblée nationale de la désormais 5e économie mondiale (2 rangs devant la France), certaines personnalités pakistanaises, à commencer par le chef de la diplomatie Ishaq Dar, relayaient le souhait de la communauté des Affaires pakistanaise [18] de reprendre les échanges commerciaux bilatéraux avec le voisin indien, quasiment à l'arrêt depuis cinq ans. « La position agressive du pays à l'égard de l'Inde rendra difficile la poursuite du processus par le gouvernement » synthétise parfaitement la revue The Diplomat [19]. On ne saurait mieux dire. Du reste, là encore, il est bien peu d'observateurs (dans le sous-continent et au-delà) à donner quelque crédit ou chance à ce souhait. Cinq ans après l'attentat meurtrier (une cinquantaine de victimes) visant la base aérienne indienne de Pulwama au Cachemire indien, une attaque perpétrée par l'organisation terroriste pakistanaise Jaish-e-Mohammed (JeM), le déficit de confiance entre New Delhi et Islamabad reste a priori aussi rédhibitoire que la mésestime, à 4000 km de là, éloignant Pékin de Taipei.

Il faudra certainement autre chose de plus sincère, concret et sérieux émanant d'Islamabad (sinon de Rawalpindi [20]) pour convaincre les autorités indiennes d'engager un chapitre bilatéral plus apaisé. En cette année célébrant le 25e anniversaire du dernier conflit indo-pakistanais en date (la « crise de Kargil », sur les hauteurs du Cachemire, avril-juillet 1999), on peine hélas à entrevoir à court, même à moyen terme pareille, perspective.


[1] Le 21 avril 2019 (Dimanche de Pâques), une série de huit attaques terroristes perpétrées à Colombo, Negombo et Batticaloa par un commando de citoyens sri lankais radicalisés proches de Daech (Etat islamique) laissait dans son sillage un bilan humain effroyable (270 victimes ; 500 blessés) et une nation dans l'incompréhension, la douleur et l'effroi.

[2] ''Afghanistan : mille jours de gouvernement taliban'', Asialyst, 28 mars 2024.

[3] Pour rappel, à cette heure, aucun Etat n'a reconnu ce régime taliban afghan 2.0 ; lors de son 1er quinquennat au pouvoir (1996-2001), le gouvernement taliban d'alors avait été reconnu par le Pakistan, l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.

[4] Au pouvoir depuis août 2023.

[5] Le 22 mars 2024, une quarantaine d'attaques à l'explosif – de faible intensité - étaient perpétrées dans le sud-insurrectionnel du royaume, dont une vingtaine dans la province de Pattani, une douzaine dans la province voisine de Yala, 6 à Narathiwat, enfin, 2 à Songkhla.

[6] Au milieu du XXe siècle, la Birmanie figurait notamment parmi les tous premiers producteurs mondiaux de riz.

[7] Milices populaires locales soutenant l'action du gouvernement parallèle pro-démocratie (NUG), lesquelles se comptent aujourd'hui par centaines, présentes sur tout le territoire birman.

[8] Emprisonnée depuis février 2021, La Dame de Rangoun aurait été il y a peu (février) déplacée vers une résidence surveillée à Naypyidaw, l'austère capitale.

[9] Situé 200 km à l'ouest de l'île Philippine de Luzon.

[10] The Korea Times, 23 avril 2024.

[11] ''Taiwan Strait may face 'political tsunami' in 2025 but young hearts can save the day: mainland China journal'', The South China Morning Post, 19 avril 2024.

[12] The Straits Times, 28 avril 2024.

[13] Le Japan (un allié stratégique asiatique des Etats-Unis) figure parmi les pays ayant sanctionné le plus durement jusqu'alors la Russie du président V. Poutine pour son aventurisme militaire coupable en Ukraine.

[14] En janvier, V. Poutine évoquait le projet à terme d'une visite sur place, au mécontentement que l'on devine de Tokyo (The Japan Times, 12 janvier 2024).

[15] ''Russia to Japan: Drop territorial claim if you want a peace treaty'', Reuters, 30 janvier 2024.

[16] ''Pak PM Shehbaz Sharif Urged For Trade Talks With India To Revive Economy'', NDTV, 26 avril 2024.

[17] ''Dar says Pakistan to examine trade situation with India'', Dawn (Pakistan), 24 avril 2024.

[18] Aux premières loges pour déplorer au quotidien l'état sinistré de l'économie nationale et la situation plus que difficile des comptes publics.

[19] ''Pakistani Business Leaders Pitch for Trade Talks With India'', The Diplomat, 26 avril 2024.

[20] Ville voisine de la capitale Islamabad où se trouve le quartier-général de la très influente Pakistan Army et de ses omnipotents généraux, dont l'autorité et l'ascendant sur les dirigeants civils, au printemps 2024, ne sauraient se discuter, peu important la lettre de la Constitution.