La géopolitique de l'art
Par Bruno Nassim ABOUDRAR, professeur en Histoire (théorie de l'art), co-directeur du Master Géopolitique de l'art et de la culture (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3) et co-auteur de "Géopolitiques de la culture - L'artiste, le diplomate et l'entrepreneur" (Armand Colin, 2021).
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Bruno Nassim ABOUDRAR, La géopolitique de l'art, Institut d'études de géopolitique appliquée, 26 juillet 2022.
« Géopolitique de l'art » : si l'expression a un sens (ce qui ne va pas de soi), celui-ci peut se comprendre sous deux aspects distincts. Elle peut signifier les enjeux géopolitiques dont l'art fait l'objet ; on parlera de « géopolitique de l'art » comme on parle de « géopolitique du pétrole ». Mais elle peut également viser la géopolitique dont l'art serait l'agent ; on étudierait alors la géopolitique de l'art comme on cherche à comprendre la géopolitique de Vladimir Poutine ou celle de l'Arabie saoudite. Dans sa première acception (objective), la géopolitique de l'art recouvre sans doute divers engagements relativement classiques, mais, pour certains d'entre eux, paradoxaux, qui seront évoqués dans une première partie. C'est toutefois l'émergence récente, dans l'art contemporain depuis la fin du XXe siècle d'une géopolitique opérée directement par les œuvres elles-mêmes et, dès lors, d'une géopolitique de l'art au sens subjectif de l'expression, qui constitue sans doute l'hypothèse la plus stimulante, dont les grandes lignes seront retracées dans la seconde partie.
Des œuvres d'art en tant qu'enjeux géopolitiques
Si le mot de « géopolitique » est assez récent (1905, sous sa forme de mot-valise, dans un ouvrage du politiste suédois Rudolph Kjellèn ; 1897 sous la forme germanique développée PolitischeGeographie, dans l'ouvrage éponyme du géographe et anthropologue Friedrich Ratzel), la notion qu'il désigne, la relation entre les contraintes géographiques d'un État et sa politique intérieure et, surtout, étrangère, est, elle, très ancienne. De même, lorsque Joseph Nye développe le concept de soft power (2004) pour décrire l'effort d'influence internationale des puissances, qui passe par la communication et la culture (dont l'art fait partie) plutôt que par la contrainte du rapport de force et des armes, il met un nom sur un ensemble de pratiques assez largement établies. En ces sens, l'art, ou plus exactement certaines œuvres d'art, font depuis très longtemps partie de l'arsenal pacifique à la disposition des nations dans leurs relations avec d'autres nations.
Toutefois, avant même d'évoquer certaines de ces pratiques, il faut resituer l'ensemble dans le cadre d'une antinomie constitutive, au moins pour la conception occidentale de l'art. Celle-ci, en effet, tend vers l'universalité des valeurs artistiques. C'est ce qui distingue les (grandes) œuvres de l'art, des productions plus relatives, plus locales, de l'artisanat : une chaise Louis XV et un tapis persan ont une valeur relative, la Joconde le buste de Nefertiti ou l'Art de la fugue auraient une valeur universelle. Du côté des objets, c'est sur l'intuition de cette valeur universelle que l'on a pu élaborer, successivement, les notions de chef-d'œuvre puis de patrimoine de l'humanité. Mais cette même conception occidentale développe aussi, au moins depuis le XVe siècle (et déjà dans l'Antiquité), diverses théories de l'ancrage « national » (régional, territorial, etc.), soit des artistes, soit des styles [1]. On dira couramment de Raphaël qu'il est un artiste Italien, alors même que l'Italie n'existe pas comme entité politique à son époque, que Shakespeare est une haute expression du génie anglais, et l'on distinguera la peinture flamande de la peinture française. Les styles, les œuvres d'art et même les artistes sont donc à la fois, et contradictoirement, universaux et géographiquement déterminés. Du côté de la sensibilité esthétique nul, sans doute, n'a formulé plus nettement que Kant l'universalité postulée par les jugements de goût : « est beau ce qui plait universellement sans concept [2] ». Même si Kant l'explique, l'idée d'une subjectivité universelle conserve une irréductible aspérité.
Les nations disposent donc d'œuvres qui émanent de leur territoire, qui les représentent, mais qui, en même temps, prétendent à relever du monde, à valoir pour le monde, et pas seulement pour la région d'où elles proviennent et dont elles expriment l'essence. On comprend qu'il s'agit alors, d'emblée, d'œuvres puissantes, bien propres, par cette antinomie fondatrice, à servir des desseins géopolitiques. Elles le font par divers moyens.
Il y a les œuvres commémoratives d'un événement de nature géopolitique. Elles ont, généralement, la double fonction de contribuer à l'expression d'un sentiment national (et même nationaliste) tout en impressionnant, voire en humiliant, l'ennemi vaincu. Dans une telle catégorie, entrent les arcs et colonnes de triomphe (arc de Constantin, colonne de Trajan, à Rome, arc de Triomphe à Paris, etc.) Leur iconographie est difficilement accessible aux regards [3], en raison de la distance, de la hauteur, de la taille des figures, mais elle constitue une légende historiée : victoire de Constantin au Pont Milvius, victoire de Trajan sur les Daces, Bonaparte victorieux à Jemappes, Aboukir, Austerlitz. Un tableau comme La reddition de Breda de Velázquez joue un rôle plus directement diplomatique (et moins populaire). Commémorant la clémence d'Ambrogio Spinola à l'égard de Justin de Nassau lors de la prise de Breda par les troupes de Philippe IV d'Espagne, le tableau est installé, avec d'autres peintures de victoires, dans le salon du Buen Retiro où le monarque recevait les ambassadeurs. Il joue donc sa partie dans un programme iconographique qui est aussi un traité visuel de relations internationales, où les qualités de la bonne diplomatie sont déclinées : force de frappe, décision, mais aussi magnanimité.
L'exportation massive d'œuvres d'art, ou de modèles artistiques, sert aux fins des visées impérialistes d'une puissance. C'est ainsi que la conquête des Amériques par l'Espagne et, dans une moindre mesure, par le Portugal s'accompagne de la diffusion au Pérou comme au Mexique, puis au Brésil de gravures, essentiellement flamandes [4], à thèmes chrétiens. Des peintres ne tardent pas à s'embarquer pour le Nouveau Monde, dans la suite des colis de gravures. Sur place, ils enseignent les techniques européennes de peinture à des autochtones récemment, superficiellement et surtout violemment convertis au catholicisme. Dans un cas comme celui-ci, les arts visuels sont un instrument au service de la politique indissociablement religieuse et expansionniste de la couronne d'Espagne, le roi tenant du pape le monopole espagnol d'évangélisation des Indiens. La réussite d'une telle entreprise tient au rapport de force proprement géopolitique. Couronnée de succès au Pérou ou au Mexique, où les Espagnols affrontent des pouvoirs indiens affaiblis par des luttes intestines et nullement préparés à la rencontre avec des populations ultramarines agressives et munies d'armes à feu et de chevaux, elle est vouée à l'échec par l'empire moghol des Akbar. A la fin du XVIe siècle, la Compagnie de Jésus envoie à Lahore missionnaires et gravures chrétiennes [5]. Ils sont bien reçus à la Cour par un prince amateur d'art. Celui-ci fait interpréter ces images par ses propres peintres, dans un style proche de celui des miniatures persanes de l'époque. Mais il ne se convertit pas pour autant au christianisme et, bien entendu, ne soumet pas l'empire à l'autorité du roi d'Espagne. Dans ce cas, la stratégie de conquête appuyée sur des œuvres d'art échoue : celles-ci sont reçues comme de simples cadeaux diplomatiques, appréciés, mais inefficaces.
Enfin, les spoliations d'œuvres d'art font, depuis l'antiquité, partie intégrante des techniques de coercition employées par une puissance expansionniste pour assujettir un peuple ou un État. On peut évoquer le cas d'école du quadrige de Saint-Marc, à Venise. Il a l'intérêt de montrer sur la longue durée la constance du processus. Coulés probablement en Grèce au IVe siècle av. J.-C., les chevaux de bronze sont enlevés à Rhodes par l'empereur Constantin qui les installe sur l'hippodrome de Constantinople ; les Vénitiens les y prennent lors du sac de Byzance (1204) et les envoient dans leur cité ; à la suite de la première Campagne d'Italie, Napoléon les fait transporter à Paris (1797) ; le congrès de Vienne exige de la France leur restitution à Venise, alors sous domination autrichienne (1815). À chaque fois, l'œuvre d'art sert à faire ressentir un manque, par son absence là où elle est prise, tout en constituant un trophée là où elle est réaffectée. Anglais et Français n'agissent pas autrement, à Pékin, en 1860, au cours des pillages qui accompagnent le sac du Palais d'été. Privation humiliante d'un côté, captation glorifiante de l'autre. Et rien ne se prête mieux à ce mécanisme que les œuvres d'art, en raison de leur vacance d'usage. Les prises de guerre : armes, navires ou même êtres humains (prisonniers, otages) n'affectent pas de la même manière dominants et dominés. À tel point que, dans certains contextes géopolitiques, la spoliation participe au processus d'attribution de la qualité d'œuvre d'art à des objets remarquables, mais au statut indécis. C'est le cas, par exemple, des butins coloniaux - masques, statues, boucliers, etc. - qui sont devenus des œuvres d'art, universellement reconnues comme telles, à partir du moment où tout un processus occidental de collection, description, classification, muséalisation s'est mis en place, en partie pour conférer dignité esthétique et scientifique à un brutal pillage.
Vers un art géopolitique
Dans tous ces engagements, l'enjeu géopolitique n'a qu'un impact limité sur le médium de l'œuvre d'art. Il peut, dans certain cas, lui fournir un thème iconographique mais, le plus souvent, c'est d'abord le prestige inhérent à cette catégorie d'artefact qui les qualifie pour jouer un rôle dans le jeu géopolitique - lequel renforce en retour ce même prestige. On est donc fondé à parler de géopolitique de l'art, bien que l'ancrage géographique des œuvres soit, comme on l'a vu, paradoxal. Mais, de plus en plus, des œuvres d'art prétendent avoir la géopolitique presque comme médium. Certes, pas comme médium au sens matériel du terme : une sculpture n'est pas en géopolitique comme elle est en marbre, en bronze ou en bois. Mais dans toute la mesure où l'art, notamment contemporain, est conceptuel, dans la mesure où le médium est de part en part soumis et comme conformé au concept, on rencontre désormais des œuvres d'art qui sont géopolitiques - ou se présentent comme tel.
L'un des premiers exemples touche à l'essor de la peinture abstraite dans les pays arabes. Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début des années 1960, colonies et protectorats français en Afrique du nord, mandats britanniques et français au Proche-Orient luttent pour leurs indépendances. Parallèlement, l'ordre européen défini à Yalta, la guerre froide et l'émergence du tiers monde à la conférence de Bandung organisent le monde en deux - ou trois - blocs. L'art n'est pas exempt de ces bouleversements géopolitiques. L'abstraction devient l'expression plastique majeure du « monde libre », tandis que le réalisme travaille à la représentation de l'idéal communiste. Globalement, les artistes maghrébins, libanais, et quelques personnalités irakiennes se tournent vers l'abstraction, tandis que les artistes syriens, égyptiens ou palestiniens choisissent la figuration pour exprimer leur colère à l'égard d'Israël, et leur espoir d'une union baasiste des États arabes. Mais l'abstraction élaborée par les artistes arabes qui explorent ces solutions plastiques n'est pas celle des européens ou des américains (États-Unis, mais aussi Argentine et Brésil, notamment). Qu'il s'agisse des artistes de « l'école de signe », (Hurufiyya) ou des recherches plus géométriques menées à l'École de Casablanca, l'abstraction est défendue comme un retour aux sources vernaculaires de l'art et de la culture arabo-musulmans, fondées sur la lettre et sur le signe. En choisissant l'abstraction, ces artistes n'entendent donc pas faire allégeance à l'influence (au sens diplomatique du mot) occidentale, mais bien contester celle-ci en cherchant les voies d'une modernité spécifiquement arabe, autonome. Mais, en même temps, ils se tournent vers l'Ouest, et son marché libéral de l'art, tandis que leurs confrères figuratifs sollicitent plutôt la commande d'État.
Un dernier exemple, plus récent, nous est fourni par l'art des frontières (border art). Il semble être apparu d'abordtel le long de la ligne qui sépare le Mexique des États-Unis. Sans doute une des zones de plus haute tension géopolitique et géoéconomique au monde. Dès 1984, un collectif d'artistes chicanos, le BAW-TAF [6], propose des interventions artistiques sous forme de performances ou d'installations éphémères le long de la frontière, en particulier sur le segment Tijuana/San Diego. Depuis, et jusqu'à maintenant, les manifestations artistiques à cette frontière mobilisent essentiellement le thème des barbelés, parfois en feu, et celui du corps, souvent souffrant, de l'autre [7]. La frontière entre les États-Unis et le Mexique n'est plus, depuis longtemps, la seule zone qui suscite des expressions du border art. La frontière entre les deux Corées (côté Corée du Sud, évidemment), celle qui sépare, dans les mémoires sinon au sol, les deux Irlande, le mur qu'Israël construit pour confiner les territoires palestiniens, les limites méridionales et orientales de l'espace Schengen sont autant de lieux, hautement investis au plan géopolitique qui suscitent un art lui-même géopolitique. En effet, cette fois, les œuvres d'art ne sont plus des objets utilisés à des fins d'ordre géopolitique, de l'influence à la coercition exercée par une nation (dans un sens très large) sur une autre, par une région du monde, politiquement déterminée, sur une autre. Elles sont suscitées par des données géopolitiques. Elles en émanent presque physiquement et, détachées de cette portée géopolitique, elles perdraient sens et fonction - ce qui n'est pas le cas des œuvres évoquées dans la première partie.
Ainsi, l'œuvre d'art géopolitique conteste-t-elle, dans sa contemporanéité, le dogme moderne de l'autonomie de l'œuvre d'art.
[1] Pour une brève histoire de cet ancrage : Thomas DaCosta Kaufmann, Toward Geography of art, The University of Chicago Press, 2004, première partie, ch. 2 et 3.
[2] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [1790], trad. franç. Alain Renaud, Paris, G-F, 1995, p. 198.
[3] Paul Veyne, « Buts de l'art, propagande et faste monarchique », in L'Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005, p. 385.
[4] Leopoldo Castedo, Historia del arte ibero americano, Madrid, Aloanza editorial, 1988, vol 1, p. 414.
[5] Som Prakash Verma, Crossing Cultural Frontiers : Biblical Themes in Mughal Painting, Aryan Book International, 2011.
[6] https://library.ucsd.edu/speccoll/DigitalArchives/mss0760/mss0760_Projects.pdf, pour une description de ces actions. Consulté le 10/06/2022. Et Elena dell Agnese et Anne-Laure Amilhat Szary, « Borderscapes : From Borders Landscape to Border Aestetics, in Geopolitics, 2015.01.02, vol 20 (1), p. 8.
[7] Anne Laure Amilhat Szari, « Que montrent les murs ? Des frontières contemporaines de plus en plus visibles, in Etudes internationales, vol 43, n°1, mars 2012, p. 81.