L’Arctique : laboratoire des mutations du XXIᵉ siècle
Par Théo Urvoy, directeur du département cryosphère de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.
Ce texte, proposé en libre accès, constitue l'éditorial du vingt-sixième numéro de la Revue diplomatique de l'Iega intitulé L'Arctique : point de convergence des mutations géopolitiques du XXIᵉ siècle ?
Comment citer cette publication
Urvoy, Théo. « L'Arctique : laboratoire des mutations du XXIᵉ siècle », éditorial dans L'Arctique : point de convergence des mutations géopolitiques du XXIᵉ siècle ?, Théo Urvoy (dir.), Revue diplomatique, n°26, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 2025.

Longtemps relégué aux marges de la carte, l'Arctique s'impose désormais comme un révélateur et un accélérateur des grandes mutations géopolitiques du XXIᵉ siècle. Espace de projection des puissances, laboratoire de la transition énergétique, terrain de recomposition des normes et des récits stratégiques, il oblige à repenser simultanément les catégories de la puissance, de la sécurité, de la souveraineté et du commun global. Ce numéro entend prendre l'Arctique non comme une « exception » exotique, mais comme un prisme à travers lequel se lisent, parfois de façon exacerbée, les dynamiques à l'œuvre dans l'ordre international contemporain.
Toutefois, il conviendra, tout au long de ce numéro, de se défaire des mythes tenaces qui brouillent encore trop souvent la compréhension de cette région. L'Arctique n'est ni un « Far North » vide et disponible, ni un nouvel Eldorado où s'agrégeraient mécaniquement routes, ressources et bases militaires, ni un simple miroir glacé reflétant des rivalités extraterritoriales sans ancrage local. Les sociétés arctiques, la diversité des sous-régions, la persistance d'une conflictualité contenue et les interdépendances climatiques et économiques rappellent que le Grand Nord est d'abord un espace habité, structuré et déjà fortement normé, où l'irruption de nouveaux acteurs et de nouvelles convoitises vient reconfigurer, plutôt que créer ex nihilo, les rapports de puissance.
Récits, puissances et militarisation
L'ouverture par une réflexion sur les « récits révisionnistes » en Arctique rappelle que la compétition y est d'abord cognitive et politique : la bataille des narratifs précède et légitime celle des moyens. Les contributions consacrées au « moment impérial », aux angoisses américaines, à l'ajustement stratégique des États-Unis ou encore à la remilitarisation russe montrent comment l'Arctique est redevenu un théâtre majeur de rivalités de puissances, où se mêlent continuités de la guerre froide et logiques de rupture. L'analyse des spécificités des enjeux militaires, du risque de « gaspillage » capacitaire et de la militarisation rampante pose ainsi une question centrale : jusqu'où l'Arctique peut-il rester un espace de basse tension dans un contexte de durcissement global des rapports de force ?
Europe, France et recomposition des gouvernances
Au cœur de ces dynamiques, l'Union européenne, ses États membres et la France cherchent une voie singulière, entre affirmation d'intérêts stratégiques, promotion de normes et contrainte environnementale. Les articles consacrés à la politique arctique européenne, à ses difficultés géopolitiques, à la place de la France ou encore au rôle d'acteurs « improbables » comme le Portugal et le Brésil éclairent les tensions entre ambitions, instruments et légitimités dans cet espace. L'examen du « droit de l'Arctique », de la gouvernance des secours et de la diplomatie climatique met en évidence l'émergence d'architectures de gouvernance fragmentées, où se renégocient en permanence les frontières entre sécurité, régulation économique et protection de l'environnement.
Transition énergétique, données et futurs humains
L'Arctique est aussi l'un des nœuds de la transition énergétique et numérique, comme en témoignent les articles consacrés à l'hydrogène arctique, aux routes de données stratégiques ou aux politiques environnementales européennes. Ces contributions montrent que la convergence entre infrastructures énergétiques, câbles de communication et dispositifs de surveillance redéfinit les vulnérabilités et les interdépendances, bien au-delà du seul cercle polaire. Enfin, l'attention portée aux sous-régions arctiques, aux territoires et aux populations (confrontés de plein fouet aux bouleversements climatiques) rappelle que derrière les grandes stratégies se jouent des futurs humains concrets, faits d'adaptations, d'inégalités et parfois d'impasses.
Un laboratoire des mutations du siècle
En réunissant des spécialistes issus de plusieurs disciplines et espaces linguistiques, ce numéro propose une lecture de l'Arctique comme laboratoire avancé des transformations de l'ordre international : retour des logiques sécuritaires, compétition de puissances, importance des enjeux climatiques, recomposition des régulations et hybridation des menaces. L'ambition de ce vingt-sixième numéro de la Revue diplomatique est de contribuer à une intelligence stratégique de l'Arctique qui ne se contente ni des images simplificatrices d'un « nouvel Eldorado » ni des discours alarmistes, mais qui éclaire la complexité d'un espace où se cristallisent, plus tôt et plus fort qu'ailleurs, les questions décisives du XXIᵉ siècle.
