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Emmanuel Macron à propos de Taïwan : vérités, vision, dégâts

13/04/2023

Par Alexandre Negrus, président fondateur de l'Institut d'études de géopolitique appliquée (Iega) et Yohan Briant, directeur général de l'Iega).


Comment citer cet article :

Yohan Briant, Alexandre Negrus, Emmanuel Macron à propos de Taïwan : vérités, vision, dégâts, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 13 avril 2023.

Avertissement

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs


Samedi 8 avril 2023, dans le cadre d'une visite d'État en Chine, Emmanuel Macron déclare à des journalistes que « la pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet [Taïwan] et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise ». La presse française s'empare aussitôt des propos du Président, se faisant l'écho de l'ire que ces quelques phrases suscitent outre-atlantique ainsi qu'en Europe. Le New York Times, notamment, accuse directement la France de saper le travail des États-Unis dans la région.

Considérons les faits. La France est membre de l'OTAN et Emmanuel Macron revendiquait encore récemment le statut de « nation cadre », ce qui se traduit concrètement par la présence régulière de quelques 1 200 militaires français sur le flanc est de l'Europe, dans le cadre de missions de surveillance, de soutien et d'exercices. L'Alliance atlantique repose sur le principe de défense collective, tel qu'il a été consacré dans l'article 5 du traité de Washington, lequel stipule que « les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties ».

La Revue nationale stratégique et la stratégie française en Indopacifique identifient clairement la Chine comme un rival, notamment en raison de la politique chinoise du fait accompli, en fonction de laquelle Pékin ne cesse de repousser les limites du droit international en mer de Chine méridionale

L'ancrage géographique de l'alliance est donc indissociable de l'idée de défense collective. Pour autant, peut-on imaginer que, si les États-Unis étaient victimes d'une agression chinoise, la France n'interviendrait pas au côté de l'un de ses plus anciens alliés ? La Revue nationale stratégique et la stratégie française en Indopacifique identifient clairement la Chine comme un rival, notamment en raison de la politique chinoise du fait accompli, en fonction de laquelle Pékin ne cesse de repousser les limites du droit international en mer de Chine méridionale. La France veut être le fer de lance d'une stratégie européenne commune pour l'ensemble de la zone indopacifique, conçu comme un espace « libre et ouvert » à tous, y compris la Chine, dans le respect du droit international et à contre-courant du containment américain.

Ce qui pose réellement problème dans la phrase d'Emmanuel Macron (au-delà du fait que, s'exprimant en français, il s'expose à toute sorte de reprises partielles et partiales de ses propos) c'est qu'elle renvoie dos à dos la Chine et les États-Unis, tout en considérant l'Europe comme une force géopolitique en mesure d'incarner une troisième voie. Une posture aux accents gaullo-mitterandiens, historiquement populaire auprès de la Chine, de l'Inde, difficilement compatible avec la présence d'Ursula Von der Leyen lors d'une visite d'État à Pékin (Olaf Scholz était venu seul). Cette déclaration illustre donc une nouvelle fois les limites du « en même temps » macronien appliqué aux relations internationales. On se souvient comment, dans le contexte de la guerre d'Ukraine, les alliés est-européens de la France avaient peu goûté ses déclarations sur les garanties de sécurité de la Russie, lesquelles avaient pourtant le mérite de considérer la matérialité géographique de la Russie vis-à-vis de l'Europe. Encore aurait-il fallu rappeler avec fermeté qu'à ce stade, ce sont avant tout les garanties de sécurité de l'Ukraine qu'il faut situer en haut de la hiérarchie. Dans un contexte extrêmement crisogène tel que celui de l'Asie pacifique, Emmanuel Macron a le mérite d'essayer d'esquisser les contours d'une alternative, pour la France et surtout pour l'Europe. Or, si la guerre d'Ukraine a démontré la capacité de l'Union Européenne à faire front commun, elle a aussi révélé les carences profondes, multifactorielles, dont souffre le vieux continent ; sans le soutien critique des États-Unis (y compris dans les jours ayant précédé l'offensive), Kiev serait certainement tombée.

Viendra un temps où Washington achèvera de se tourner vers le Pacifique et nombreux sont les européens à considérer que le salut sécuritaire du continent n'existera plus qu'à travers l'OTAN. Les carences matérielles et techniques de l'Europe limitent-elles nécessairement le découplage entre notre continent et les États-Unis ? Emmanuel Macron ne semble pas s'y résoudre, pas plus qu'il ne semble manifester d'égard vis-à-vis des alliés de la France. Or si Paris souhaite rassembler une Europe souveraine capable de rompre avec une logique de blocs conduits par des puissances hégémoniques, il faudra bien se montrer à l'écoute. Il y a loin de la coupe aux lèvres.

En substance, on peut comprendre des propos d'Emmanuel Macron que la France n'a pas les moyens de s'engager dans un potentiel différend militaire avec la Chine et que son influence militaire sur l'issue du conflit ne serait pas, a priori, fondamentale. Le coût de la guerre serait inévitablement trop élevé pour toutes les parties, y compris les États-Unis. Les différents scénarios de prospective envisageant un conflit militaire entre les États-Unis et la Chine donnent les premiers gagnants, mais au prix fort avec d'inévitables pertes qui seraient considérables tant au niveau du nombre de soldats (6000 à 7000 blessés ou tués selon les projections) que de la destruction d'importantes capacités matérielles.

Cet épisode est symptomatique de l'incapacité de la France à relier les différents théâtres et les crises

C'est précisément le coût de la guerre qui est l'un des points centraux de l'équation et qui constitue un enjeu pour dissuader Pékin de passer à l'offensive. C'est en cela que les propos d'Emmanuel Macron ont été exprimés avec maladresse mais surtout dans le mauvais temps. De telles déclarations ne dissuaderont pas Pékin et cet élément demeure fondamental. Vladimir Poutine a fondé une partie de son argumentation pour envahir l'Ukraine sur la soi-disant déliquescence de l'Occident. Quel sentiment et quelle image renvoient les alliés avec ces déclarations alors que la guerre de haute intensité est de retour sur le sol européen ?

La France devrait accorder davantage d'attention à ce que pensent et projettent les grandes puissances. Bien que cet exercice soit difficile, il est fondamental d'être en capacité de comprendre et d'analyser la perception des faits par ceux au sujet desquels on glose régulièrement en France. En réalité, les autorités chinoises concentrent une grande partie de leurs analyses sur leurs intérêts géoéconomiques et technologiques avec l'Europe. Au sortir de sa visite, Emmanuel Macron aurait-il voulu faire passer ce message aux partenaires européens ?

En tout état de cause, cet épisode est symptomatique de l'incapacité de la France à relier les différents théâtres et les crises (bien qu'évidemment, il serait incohérent de systématiser les liens entre les dossiers) : Ukraine, Taïwan, Iran notamment. Emmanuel Macron invoque l'autonomie stratégique européenne, une manière de distinguer les intérêts stratégiques parfois divergents entre les États-Unis et la France, voire l'Europe en général. Si ce rappel est d'ordinaire important, il n'est vraisemblablement pas opportun en l'espèce. A-t-il consulté ses partenaires européens avant de tenir de tels propos ? A-t-il pris la mesure du contexte géopolitique et de la fragmentation qui en résulte ? La guerre d'Ukraine ne constitue pas qu'un théâtre militaire. Elle symbolise une opposition entre les démocraties libérales et les autocraties. La Chine observe de près le théâtre ukrainien. Est-il pertinent d'aller dans le sens, même involontairement, de la rhétorique de Pékin ? Officiellement les États-Unis, tout comme la France, respectent la politique d'une seule Chine. Faut-il pour autant que Paris se fasse l'écho du discours des dirigeants chinois au sujet de Taïwan ?

L'exécutif français mentionne régulièrement son rôle de « puissance d'équilibres », terme mal défini et auquel il sera préféré le terme de « puissance d'initiatives ». Encore faut-il que ces initiatives ne soient pas maladroites, sinon malvenues. Emmanuel Macron semble voir l'indépendance française comme le miroir de l'autonomie stratégique européenne, alors que cette vision mérite d'être largement plus nuancée. 


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