fr

Des îles Kinmen (Taïwan) au récif Mischief (mer de Chine du Sud), l’inquiétante « chorégraphie » des forces armées chinoises

01/03/2024

Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez Crisis24 (Paris) et chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée.   


Citer cet article

Olivier Guillard, Des îles Kinmen (Taïwan) au récif Mischief (mer de Chine du Sud), l'inquiétante « chorégraphie » des forces armées chinoises, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 1er 2024.

Avertissement

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité de l'auteur.

Photographie libre de droits.


La chose n'aura pu échapper ces derniers jours aux observateurs se penchant quotidiennement au chevet de l'Asie orientale et de ses multiples contentieux territoriaux : du détroit de Taïwan aux vastes étendues disputées de la mer de Chine du Sud (3,5 millions de km²), on note une préoccupante activité batailleuse parallèle des forces armées chinoises, sur mer et dans les airs ; laquelle, de Taipei à Manille, ne manque pas d'interpeller les autorités et la population sur les arrière-pensées politiques et stratégiques de ces manifestations péremptoires de gray zone tactics [1], chères à Pékin, dans ces périmètres où la souveraineté est interprétée bien différemment selon les acteurs étatiques considérés.

Retour ci-après en deux temps distincts, tout d'abord dans l'effervescent détroit de Taïwan puis ensuite du côté des îles Spratleys et de certains haut-fond objets de crispations permanentes sinon d'incidents entre bâtiments chinois et philippins ; sous le regard fiévreux d'une communauté internationale déjà tout accaparée par les événements dramatiques se déroulant simultanément en Ukraine et au Moyen-Orient.

Image satellite d'une île artificielle construite par la Chine sur une île de l’archipel des Paracel.
Image satellite d'une île artificielle construite par la Chine sur une île de l’archipel des Paracel.

Mer de Chine du Sud : entre intimidations, résistance et incidents (mineurs jusqu'alors) récurrents

Les derniers jours de février n'ont guère été de tout repos dans cette mer côtière s'infusant dans l'océan Pacifique, riche en ressources diverses (halieutiques, hydrocarbures), stratégique s'il en est (en sa qualité notamment de point de passage majeur du commerce maritime mondial) et disputée entre six États riverains (Brunei, Chine, Malaisie, Philippines, Taïwan, Vietnam) dont le moins que l'on puisse dire est que moult divergences et particularités (politiques, territoriales, stratégiques) compliquent les rapports.

On apprenait ainsi à la lecture de la presse internationale et régionale du 29 février 2024 que la combattive milice maritime chinoise étendrait dans d'importantes proportions sa présence (déjà pléthorique) en mer de Chine du Sud, à proximité notamment du très disputé récif Mischief [2], où les observateurs dénombrent pas moins de 180 bâtiments chinois ; une volumétrie impressionnante ayant quintuplé en l'espace d'un an, et qualifiée la veille (28 février) « d'inquiétante » par le chef de l'État philippin F. Marcos Jr., alors en visite officielle en Australie : « Auparavant, seuls les garde-côtes chinois se déplaçaient dans notre zone, maintenant c'est la marine accompagnée de bateaux de pêche. La situation est donc en train de changer ». Visiblement pas en mieux.

En début de semaine (26 février), le ministère chinois des Affaires étrangères annonçait avoir « pris les mesures nécessaires pour sauvegarder son territoire » en installant une barrière flottante autour du récif Scarborough (200 km à l'ouest de l'île philippine de Luzon ; à 900 kmde la province insulaire chinoise de Hainan) ; de fait, une image satellite prise le 22 février montre bien la présence d'une longue barrière flottante bloquant l'embouchure dudit récif, théâtre lui aussi récurrent des velléités territoriales concurrentes de Pékin et de Manille [3]. L'avant-veille, le porte-parole de l'ambassade chinoise à Manille exhortait les parties concernées à « respecter les faits » et à ne pas être dupe des « tactiques médiatiques mensongères » faisant état de possibles « destructions écologiques » en mer de Chine du Sud imputables à la présence chinoise [4].

Sans surprise, un écho bien distinct sur le sujet nous parvient de la capitale philippine ; le 25 février,les autorités reprochaient – pour la énième fois ces derniers mois - aux garde-côtes chinois d'avoir bloqué trois jours plus tôt un de leurs navires ravitailleurs cinglant vers le récif Scarborough pour approvisionner en carburant des pêcheurs philippins ; deux semaines en amont, un incident similaire avait déjà eu lieu dans un périmètre proche.

Un détroit sous (très) haute tension : jusqu'à l'incident (de trop) ?

Un mois et demi après les scrutins présidentiel et législatif menés dans l'île rebelle (consacrant notamment un 3e succès électoral consécutif pour le DPP – parti sino-sceptique - à la présidence, au courroux que l'on devine de Pékin), une tension pour le moins palpable se renouvelle chaque jour dans le détroit, sous des formes et des intensités variables mais toujours terriblement pesantes, pour la population taiwanaise, ses forces armées et l'ensemble de ses autorités. Ci-dessous un bref instantané de « l'ambiance » (tendue) des derniers jours.

Le 29 février en matinée, le ministère taiwanais de la Défense recensait lors des 24 dernières heures la présence d'une vingtaine d'appareils militaires et de 7 navires chinois à proximité immédiate de Taïwan, contraignant comme à chaque incursion de ce type – une routine stressante autant qu'éreintante pour les hommes, les autorités et le matériel - l'armée de l'air taiwanaise et sa marine à faire mouvement en direction des intrus [5]. Sur le plan purement statistique, du 1er au 29 février, Taipei ne comptabilise rien de moins que 253 incursions chinoises (chasseurs, bombardiers, avions de reconnaissance, drones) dans l'espace aérien de l'île et la présence cumulée de 150 navires au large des côtes taiwanaises.

La veille (28 février), une douzaine de navires des garde-côtes chinois patrouillaient dans les eaux entourant les îles Kinmen [6] (150 km² ; 140 000 habitants ; 2 km au large du Fujian chinois), alors que des émissaires de la Chine continentale et de Taipei entamaient une 9e rencontre bilatérale (les 8 précédentes n'ayant pas permis aux deux délégations de s'accorder sur le principal) en vue de régler un différend lié au décès de deux ressortissants chinois intervenus deux semaines plus tôt (14 février) dans le naufrage d'un hors-bord chinois refusant de se soumettre au contrôle des garde-côtes taiwanais. Selon les observateurs au fait de ce « contentieux » (supplémentaire) sino-taiwanais, la demande initiale chinoise d' « excuses publiques » pourrait céder le pas [7] à des « excuses écrites » pour les décès survenus.

De fait, depuis le 25 février, des bâtiments chinois patrouillent dans les eaux entourant les îles Kinmen (contrôlées par Taïwan) « pour renforcer les inspections d'application de la loi dans les zones clés »(selon Pékin). L'occasion de rappeler ici que depuis le 1er février 2021, la Chine applique sa nouvelle loi sur les garde-côtes, laquelle charge les garde-côtes de faire respecter les lois nationales chinoises dans les eaux sur lesquelles elle revendique une juridiction ; en parfaite contradiction avec le droit international. Une semaine plus tôt (19 février),les garde-côtes chinois avaient arraisonné un bateau de touristes taïwanais dans les eaux proches de Kinmen. Une action aussitôt dénoncée par Taipei en des termes univoques. La veille, soit quatre jours après la mort de deux ressortissants chinois tentant d'échapper aux garde-côtes taïwanais, les garde-côtes chinois effectuaient des patrouilles autour des îles Kinmen (contrôlées par Taïwan).

Une posture délicate de plus pour les autorités de l'île, à laquelle la présidence taiwanaise décida d'apporter, entre souplesse et fermeté (un exercice pour le moins complexe avec la République populaire de Chine du président Xi Jinping), une réponse pondérée par le bons sens et la retenue de bon aloi : « Sur une base de réciprocité et de dignité, Taïwan continuera de rechercher la possibilité d'un dialogue entre les deux rives du Détroit, dans l'espoir de reprendre progressivement des échanges bilatéraux ordonnés, d'améliorer le bien-être des populations des deux rives du Détroit et de préserver conjointement la paix et la prospérité régionales » déclara l'opiniâtre cheffe de l'État en exercice Tsai Ing-wen (le 16 février).

Des propos suffisants pour dissuader la Chine continentale de prolonger ses activités en zone grise dans le détroit alors que l'entrée en fonction du successeur de Tsai Ing-wen à la présidence – William Lai (lequel a d'ores et déjà assuré la population de l'île et Pékin que son administration maintiendrait le statu quo [8] dans le détroit de Taïwan), interviendra d'ici deux mois (7 mai) ? Cela paraît hélas bien improbable.

Quelques 1200 km en direction du sud-ouest, dans la capitale philippine, en réponse aux (multiples) postures agressives des bâtiments chinois en mer de Chine du Sud, le très déterminé président philippin Ferdinand Marcos s'emploie pour sa part à renforcer les liens de sécurité avec Washington et Tokyo, pour mieux associer ces influentes capitales et acteurs régionaux de premier plan à cette résistance ; qui s'annonce longue et ardue, sinon audacieuse.

Pour mémoire, en novembre dernier lors d'une rencontre à San Francisco avec son homologue américain Joe Biden, le chef de l'État chinois assurait son hôte que Pékin n'envisageait pas de s'emparer de Taïwan par la force, pas plus en 2027 qu'en 2035 ; tout en précisant toutefois que la question devrait être résolue à terme. Un mois et demi plus tard, dans son discours du Nouvel An, Xi Jinping affinait sa pensée et son propos et qualifiait de nécessité historique la « réunification de la mère patrie ». Une sémantique limpide autant que comminatoire qui, deux mois plus tard, à Taipei mais également à Manille, dans le contexte de crispation du moment agrémenté d'accidents se répétant (dangereusement) dans le détroit comme en mer de Chine du Sud, résonne d'un écho préoccupant.


[1] Que les journalistes du Taiwan News définissent comme « un effort ou une série d'efforts allant au-delà de la dissuasion et visant à atteindre les objectifs de sécurité sans recourir à un usage direct et important de la force ».

[2] Dans l'archipel des Spratleys, 250 km à l'ouest de l'île philippine de Palawan, ce récif de 6000 m² se trouve à l'intérieur de la ZEE des Philippines, mais est occupé par la Chine depuis 1995 (également revendiqué par Taïwan et le Viêt Nam) qui a créé ex nihilo une grande île artificielle sur l'atoll, possédant notamment une piste d'atterrissage de 2 700 m de long.

[3] Pour mémoire, en septembre dernier, les garde-côtes chinois avaient déjà déployé une barrière flottante de 300 m de long à l'entrée du même haut-fond, pour en prévenir l'accès aux bateaux de pêche philippins. Cette barrière flottante fut rapidement démontée sur ordre de Manille.

[4] Une déclaration faisant suite à la publication récente d'un rapport d'un think tank américain accusant la Chine d'avoir détruit près de 100 km² de récifs coralliens en mer de Chine du Sud ces douze dernières années lors des travaux de constructions de sa noria d'îles artificielles (à l'instar du Mischief reef évoqué plus haut dans cet article). Pour plus de détails, voir ''Is China Committing Environmental Crimes in the South China Sea?'', The Diplomat, 1er mars 2024.

[5] ''Taiwan tracks 19 Chinese military aircraft, 7 naval ships around nation'', Taiwan News, 29 février 2024.

[6] Pour rappel, l'archipel des Kinmen fut le théâtre de violents combats en 1950, 1954 et 1958 ; aujourd'hui, il constitue une destination touristique populaire, tout en abritant une importante garnison militaire taïwanaise.

[7] Au début de cette affaire, le bureau des affaires taïwanaises chinois laissait entendre que Taïpei « dissimulait la vérité » sur l'incident, suggérant que les garde-côtes taïwanais avaient « éperonné » le bateau.

[8] Ni unification avec la Chine continentale, ni indépendance formellement déclarée.